2020
No 20 (2020): Radicalités : contestations et expérimentations littéraires
Quelle pourrait être l’acception proprement littéraire de la radicalité ? L’ambition de ce numéro de Fixxion est bien de répondre à cette question, en se préservant d’une part de certains amalgames (entre « radicalité » et « violence », « terrorisme » ou « extrémismes », par exemple) et en congédiant, d’autre part, des traitements exclusivement thématiques de la notion. Les articles qu’on va lire proposent ainsi plusieurs lectures, tantôt monographiques tantôt transversales, d’œuvres ou de tendances récentes qui ont fait de la radicalité le prisme par lequel il est possible de repenser voire de redéfinir l’articulation de la littérature à la politique, à son langage et à ses normes.
Transposant à sa manière l’axe politique radical/libéral sur le terrain de la littérature, la production littéraire ici étudiée se caractérise, de prime abord, par la suspicion qu’elle jette sur les ressorts traditionnels de la représentation. De même qu’en politique, les théoricien·ne·s radicales et radicaux se méfient du fonctionnement ronronnant des institutions et de leur capacité à produire à peu de frais du consentement, en littérature, les auteur·e·s qui nous intéressent rechignent à croire qu’il suffit de parler de politique pour écrire des livres politiques.
À l’opposé du rôle palliatif d’administration du litige auquel se vouerait une partie significative de la littérature contemporaine, cette littérature reste donc attachée aux situations de différend (pour reprendre la distinction de Jean-François Lyotard), c’est-à-dire aux cas où l’injustice, non reconnue car indicible dans le langage des normes, se mue en tort. La formule de Lyotard – “c’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes » – décrit bien la double caractéristique des dispositifs littéraires auxquels est consacrée cette livraison de Fixxion : des textes contestataires et expérimentaux, à la fois attachés à la valeur agonistique de la littérature et soucieux de lui trouver des formes efficaces.
Loin de désigner un mouvement, une école ou encore une quelconque avant-garde, la littérature qualifiée ici de radicale met à distance, suivant des modalités hétérogènes, toute forme de « représentationnalisme naïf » : mise en crise du bien-fondé et de la fiabilité de la mimèsis, dynamitages axiologiques, travail de sape des jeux de langages dominants, prise en compte de l’espace public conflictuel dans lequel s’inscrit le texte, etc. De Sophie Divry ou de Nicole Caligaris aux littératures hacktivistes, en passant par les écritures de la ZAD, par les héritages poétiques de Victor Klemperer ou encore par les rémanences de l’action directe en littérature, c’est tout un empan de pratiques d’écriture contestataires que ce numéro entend ainsi étudier.
Justine Huppe, Jean-Pierre Bertrand et Frédéric Claisse
2019
No 19 (2019): Fictions “françaises”
Les articles réunis dans ce numéro relèvent les impasses, les frictions, les paradoxes mais aussi l’inepuisable richesse de l’imaginaire national dans la fiction contemporaine. Trois axes de réflexion s’en dégagent qui permettent de s’orienter sur un terrain discursif, critique et idéologique instable et générateur de contre-sens.
Le premier de ces axes repose sur une approche nostalgique de l’idée nationale, en tant que concept opératoire et élément thématique, souvent déterminant, de l’écriture littéraire.
Dans l’article qu’il consacre à l’évolution des rapports entre la conceptualisation et la représentation du monde rural par Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Marie-Hélène Lafon ou Jean-Baptiste Del Amo, Jean-Yves Laurichesse met en relief la convergence affective et tonale des écrivains politiquement divergents autour de la perte du lieu de mémoire représenté par la civilisation paysanne, avec son espace, ses valeurs et son image structurante, emblématique de la communauté nationale. La crise sociale et politique réclame un deuil aussi bien individuel que collectif auquel la fiction prête ses moyens rhétoriques et fantasmatiques venant tantôt compenser tantôt dénoncer, aux accents idéologiques variables selon les allégeances politiques des auteurs, l’absence d’un “imaginaire partagé”. Gina Stamm élargit le cadre de cette interrogation à travers une lecture croisée qui met en évidence la dimension mondiale et les enjeux éco-critiques de la littérature “néorurale” ou “emplacée”.
Le deuxième axe est représenté par plusieurs études de cas qui proposent des approches ciblées et attentives aux grain du texte tout en ouvrant de plus amples champs d’investigation.
Ces articles mettent en évidence les anfractuosités, les écueils, voire l’impossibilité d’un discours identitaire fictionnel à partir des exemples offerts par : l’ambiguïté idéologique et politique des romans de Michel Houellebecq, objet de l’analyse de Françoise Campbell qui va à l’encontre de l’opinion critique dominante encline à faire l’impasse sur les différences entre le discours romanesque et les prises de position publiques de l’écrivain ; les ressorts identitaires de la fiction chez Richard Millet dont les personnages, comme le montre Nils Schultz Ravneberg, démentent l’idéologie de la francité car, constamment tiraillés entre la double appartenance régionale et nationale, ils s’appuient sur la rhétorique du déclin et de la perte pour se construire une identité avant tout littéraire ; la mise en scène des contradictions et des déchirements identitaires dans la fiction d’Alexis Jenni accompagnée du refus, problématique selon Lena Seauve, d’avancer un projet positif qui réponde à cette construction imaginaire éminemment négative ; les mécanismes de défamiliarisation qui structurent, dans la perspective de Riccardo Barontini, l’opposition entre le cosmopolitisme parisien et l’enracinement territorial dans les récits de Marie Darrieussecq ; et la construction d’un ethos rhétorique chez Fatou Diome examiné par Valentina Tarquini à la lumière de l’écart entre le concept juridique de citoyenneté et la catégorie symbolique de l’identité, lequel permet de mesurer la distance entre le discours républicain transcendant la race, d’une part, et, de l’autre, les attitudes et pratiques racialistes voire racistes qui entravent la communauté nationale.
Et c’est précisément l’épaisseur phénoménale et les manifestations sensibles de l’idée de communauté ainsi que celles des projets politiques dont elle serait porteuse qui renseignent le troisième axe de réflexion. Prenant pour objet les textes réunis autour du manifeste Pour une littérature-monde en français, Laude Ngadi Maïssa propose une analyse sémantique et pragmatique du terme “peuple” qui révèle son potentiel protéiforme, hétérogène, centrifuge, et, en définitive, anti-identitaire. Dans la fiction, l’identité se construit et se déconstruit à travers une esthétique de l’espace, qu’elle occupe une position marginale et spectrale, pour suivre la lecture avancée par Sophie Chopin sur la ville fantôme chez Patrick Modiano, ou qu’elle renvoie à un désir de construction territoriale à valeur symbolique et syntaxique constamment déjoué par l’émergence de “plusieurs France”, ainsi que le montre Pauline Hachette à partir de l’univers romanesque d’Aurélien Bellanger.
Si l’enquête urbaine participe d’un projet de reconstruction identitaire qui met en avant sa dimension matérielle, tangible, les archives familiales, quant à elles, nourrissent les enquêtes micro-historiques. Aline Marchand appelle “micro-généalogies” les récits littéraires dont les auteurs (Ivan Jablonka ou Patrick Deville) adoptent une méthode post-disciplinaire pour saisir l’entrelacs de la vérité historique et de la virtualité fictionnelle, de la mémoire collective et du souvenir individuel qui permettent d’imaginer des “contre-histoires de France”. Déterrer le passé – historique et littéraire – afin de dépasser ses fausses certitudes, d’éclairer ses zones d’ombre et de faire parler ses témoins silencieux est l’enjeu de la réécriture par Kamel Daoud de L’étranger de Camus, sujet de l’article de Jackson B. Smith. Dans l’intervalle mémoriel, éthique et stylistique qui sépare l’original colonial de sa réplique postcoloniale, la temporalité démultiplie ses lignes de fuite et acquiert une épaisseur archéologique.
Cette même épaisseur, à la fois creuset et déguisement des relations identitaires, informe l’expérience quotidienne du pouvoir, de l’oppression et de la marginalisation vectorisés, sous la plume de Leïla Slimani, par la figure obscure mais matricielle de la race. Le renversement de perspective provoqué par sa mise en scène du “petit blanc” exige, suivant l’argumentation d’Étienne Achille, une remise à jour de notre fiction de la “francité”.
La Carte blanche d’Anne-Marie Garat offre une envoûtante variation autour d’un objet – la bergère –, métonymie d’un lieu et de son génie. Dans son entretien avec Sara Buekens, Fatou Diome conteste, quant à elle, la rassurante certitude de l’appartenance et argue en faveur d’une éthique de l’engagement global. Mais la contradiction n’est qu’apparente : ces deux contributions éclairent, chacune à sa manière, le potentiel fictif et le pouvoir fictionnant de l’identité, sa rassurante domesticité et sa fabrique de l’étranger, et font entendre le bruissement de l’autre dans la rêverie du même.
Alexandre Gefen, Oana Panaïté, Cornelia Ruhe
No 18 (2019): Littératures de terrain
Les articles réunis ici mettent en évidence la variété des pratiques et l’hétérogénéité des formes d’écriture de terrain, tout en faisant ressortir les traits constitutifs des littératures de terrain telles que les définit Dominique Viart[i]. Un premier ensemble d’études cherche à cerner le terrain comme territoire disciplinaire, aux deux sens de ce terme : à la fois lieu d’un partage ou d’une rencontre entre littérature et sciences sociales, et objet soumis à la fonction disciplinaire (au sens foucaldien) du regard savant. Ainsi Mathilde Roussigné voit-elle dans Une île, une forteresse d’Hélène Gaudy un effort pour “indiscipliner le terrain” par une approche sensible et une expérience relationnelle du terrain qui déjouent les mécanismes de contrôle. Les œuvres de Philippe Artières, étudiées par Laurent Demanze, interrogent la légitimité de l’écriture historiographique à travers la mise en œuvre de modes d’expérimentation et d’investissement ludique du terrain. Alliant expérience vécue et documentation, les textes de la collection “Terre Humaine”, analysés par David Couvidat, font de l’exploration scientifique du terrain un espace de création. C’est encore le tournant littéraire de l’anthropologie qu’interroge l’article de Justin Izzo, à partir d’une lecture des mémoires d’Amadou Hampaté Bâ.
Les études suivantes se penchent sur des formes d’investissement d’un territoire social ou encore sur des retours vers l’Histoire (immédiate ou plus lointaine). À partir de textes de Hélène Cixous, de Patrick Modiano, d’Ivan Jablonka, et de Daniel Mendelsohn, Maxime Decout analyse le choix entre reconstitution fictionnelle et enquête de terrain dans les récits généalogiques ou historiques sur la Shoah. Maud Lecacheur examine les dispositifs et les protocoles de collecte de voix dans la littérature contemporaine, pratiques qu’elle inscrit dans le double héritage de Shoah de Claude Lanzmann et de La misère du monde de Pierre Bourdieu ; la trilogie rwandaise de Jean Hatzfeld permet ensuite de mettre au jour les traits et les enjeux d’une poétique du témoignage indirect. L’article d’Églantine Colon trace la trajectoire politique de Jean Rolin, allant d’une conception militante (maoïste) du terrain, en passant par le désengagement de Zones, à l’approche proprement post-militante de La Clôture, qui, face aux vies précaires et aux glissements du terrain post-industriel, fait du texte un espace d’accueil et de soin. Cécile Yapaudjian-Labat voit dans Viva de Patrick Deville une enquête historique doublée d’une interrogation de la notion même d’histoire ; ce “roman sans fiction” s’érige en lieu de mémoire des révolutions qui s’adresse à notre présent. L’étude de Mathilde Zbaeren articule écriture de terrain et lutte sur le terrain à travers le projet du collectif Mauvaise troupe, formé sur la “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes ; le réinvestissement du territoire géographique participe ici à l’extension du domaine littéraire.
Les littératures de terrain rejoignent le journalisme dans les deux livres-enquêtes étudiés par Violaine Sauty : dans Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher et En Amazonie de Jean-Baptiste Malet, l’expérience de l’immersion nécessite d’avancer sur une ligne de crête ténue entre participation et observation, et traduit l’ambition d’un journalisme différent, hostile au sensationnalisme des médias. À partir d’ouvrages de George Packer et de Claudia Rankine, William Dow propose de définir une catégorie élargie et transnationale de “journalisme littéraire” – modalité d’écriture qui rompt avec les normes réalistes tout en renouant avec une tradition documentaire moderniste.
L’exigence du terrain peut donner lieu à des pratiques poétiques ou graphiques singulières, comme le montrent nos trois dernières études. Joshua Armstrong identifie ainsi chez Jacques Réda une poétique latérale de l’espace, qui transforme par des lignes de prose poétique les éléments linéaires du paysage en espace kairique (en jouant le kairos contre le chronos). C’est encore l’imbrication d’une forme poétique et d’une découverte de lieu que Marie Evette-Deléage nous invite à considérer, dans son étude d’un carnet de voyage en vers de Bernard Noël. Et comme le montre Isabelle Bernard, c’est par la mise en œuvre d’une esthétique hybride que les romans graphiques de Lamia Ziadé mènent un travail de mémoire sur le Moyen-Orient.
Les entretiens avec Joy Sorman, Éric Chauvier, et Philippe Vasset témoignent d’un ensemble de questionnements qui se recoupent sur plusieurs points : le choix entre récit de terrain et fiction documentaire ; la question de la place et de la légitimité de l’auteur-enquêteur ; le rôle de la rencontre et la dimension relationnelle des écritures du terrain. La littérature apparaît ici comme le lieu d’un savoir spécifique, contre-disciplinaire (Chauvier), voire d’une absence de savoir qui permet un regard sans surplomb (Sorman). Dans sa carte blanche, Marie Cosnay nous invite à l’accompagner sur les routes de la migration et à imaginer des espaces d’accueil adéquats – faute de pouvoir remédier au partage inégal des terrains. Enfin, sous la rubrique “Relire”, je propose de voir dans Bécon-les-Bruyères (1927) d’Emmanuel Bove le précurseur des récits de terrain contemporains, tout en soulignant la singularité du regard de l’auteur sur ce lieu qui “existe à peine”.
En allant de l’ethnographie littéraire au roman graphique, en passant par le journalisme d’immersion, l’enquête historique et le carnet de voyage poétique, ce parcours critique fait apparaître une diversité d’approches et d’objets, qu’unissent toutefois des préoccupations communes, propres au moment contemporain. La littérature se met à l’épreuve du terrain afin d’expérimenter ses propres possibilités face à un réel qui résiste, afin de “vivre des situations inédites”[ii], de restituer un passé, d’accueillir des voix et des vies. Nous avons tenté de dessiner ici une cartographie ouverte de ces pratiques.
[i] Voir dans ce numéro Dominique Viart, “Les Littératures de terrain”. - [ii] Joy Sorman, entretien dans ce numéro.
2017
No 15 (2017): Le best-seller
Le best-seller est un objet faussement évident. Il semble facile de le définir comme « le livre qui fait les meilleures ventes », mais l’établissement de cette donnée empirique, ses usages et ses conséquences soulèvent de nombreux problèmes. Le best-seller ne se confond pas avec un livre largement diffusé. Ranger la Bible, ou L’Etranger de Camus sous cette étiquette serait hors de propos ; identifier best-seller et roman populaire est une erreur d’appréciation non dépourvue d’intentions idéologiques. Le best-seller est indissociable du lieu où il se produit, c’est-à-dire d’un palmarès des ventes présenté sous forme de liste classée, du lieu de publication de cette liste, des opérations de marketing qui l’accompagnent, et des effets de promotion auto-réalisatrice qu’il induit. Cette pratique existe aux Etats-Unis depuis la fin du XIXe siècle ; elle a été importée en France dans les années 1950, L’Express faisant office de pionnier. Elle a modifié les pratiques d’achat, non sans conséquences sur le goût littéraire, sur la production d’ouvrages et sur l’idée même de littérature. Ces conséquences sont difficiles à apprécier ; l’une d’elles est la constitution du mot best-seller en catégorie générique.
Le best-seller désigne en effet un certain type d’ouvrage, mais la définition de ce type ne fait pas consensus, parce qu’il résulte de la combinaison de critères hétérogènes et équivoques. Même la définition stricte du livre « fait pour se vendre » ne va pas de soi, parce qu’elle confond le best-seller, qui est un ouvrage individualisé, ou l’ouvrage d’un auteur individualisé qui fait fonction de marque, avec la masse de la production sérielle. Dès qu’on essaie d’établir un corpus, on se rend compte de la prégnance et du caractère oblique des jugements de valeur. Le best-seller pourtant se situe bien « quelque part » entre la littérature légitime et la production de masse. Ces frontières sont mouvantes, mais il n’en reste pas moins qu’il correspond à une pratique moyenne de la lecture – au sens où Bourdieu qualifiait la photographie d’art moyen. Ce mot dit clairement son importance.
No 14 (2017): Époque épique
dirigé par Dominique Combe et Thomas Conrad
Le manifeste Pour une littérature monde, publié en 2007, qui accusait le roman français de se complaire dans l’entre-soi et le narcissisme, paraît avoir fait long feu. Mais, si partial et injuste soit-il, le jugement de Jean Rouaud et Michel Le Bris aura du moins fait entendre la voix épique à travers “la rumeur de ces métropoles exponentielles où se heurtaient, se brassaient, se mêlaient les cultures de tous les continents”. C’est sous le signe de la phrase de Kipling: Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, reprise par Mathias Énard, que peut être placé un large pan de la production romanesque de ces dernières années. Au cinéma, la sortie du Réveil de la force confirme, si besoin était, l’actualité de l’épique. Le fameux “retour au récit” des écritures contemporaines ne s’accompagnerait-il pas d’un “retour à l’épique” ?
En 1981, déjà, la revue Critique plaçait l’ensemble de l’œuvre de Claude Simon sous le double signe, éminemment politique, de “la terre” et de “la guerre”. Les archétypes hérités de l’Iliade, de l’Odyssée et de l’Énéide, aussi bien que des grands récits historiques ou religieux, continuent à hanter les romanciers contemporains.
C’est encore de pays et de territoires à parcourir, à conquérir ou à administrer, que rêvent les aventuriers ou voyageurs d’Olivier Rolin, Patrick Deville, Sylvain Tesson ou Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont. Ces auteurs, “amoureux de cartes et d’estampes”, partagent la lecture de Jules Verne, Jack London, Blaise Cendrars ou Joseph Conrad, aussi bien que la mémoire des grands westerns. Antoine Volodine, Tierno Monénembo ou Laurent Gaudé mettent en scène des combattants épuisés, des souverains de royaumes lézardés ou d’empires menacés. Pour les exilés, les migrants et les populations déplacées d’une rive à l’autre de la Méditerranée ou de l’Atlantique, dans les romans de Dany Laferrière ou Fatou Diomé, se pose “l’énigme du retour”. Car la traversée conduit souvent à une plongée dans le “ventre de l’Atlantique”, à une Odyssée sans retour. L’épopée des “vaincus” évoquée par Édouard Glissant dans Poétique de la Relation est ainsi au cœur de nombreux romans, qui font puissamment résonner l’actualité. La guerre et la révolution, bien sûr, reviennent de manière obsessionnelle - qu’il s’agisse des deux guerres mondiales, de l’Algérie ou du Viet-Nam, de Che Guevara, de mai 68, du Rwanda, de la Bosnie ou, depuis 2001, de la “guerre contre la terreur”.
2016
No 13 (2016): Fictions de l'intériorité
dirigé par Alexandre Gefen et Dominique Rabaté
« Il n’y a aucune psychologie à supposer sur cette terre. Devenir individuel, c’est désirer, devenir conflictuel, devenir divisible infiniment, sans répit. Devenir de plus en plus déchiré », écrit Pascal Quignard. Il semblerait en effet qu’avec l’avènement d’un roman du réel, ouvertement documentaire et polyphonique, soulignant l’étrangeté, l’opacité, la mobilité et la pluralité du moi, lorsque ce n’est pas sa monstruosité, interrogeant avec scepticisme la question de l’identité narrative, la question de l’intériorité se soit profondément transformée, au point qu’elle puisse se dire comme celle d’une intériorité sans intériorité. Mais si le roman moderne est indissociable de formes pour dire dans sa complexité la vie intérieure, c’est qu’elle n’a sans doute pas disparu dans le monde aplati des récits contemporains, de leurs voix diffractées et spéculatives, où l’on peine parfois à discerner les frontières de la réalité et de ses représentations, de l’intime et de l’extime, du moi et de l’autre. Ne la retrouve-t-on pas lorsque le roman devient un lieu de réflexion sur la morale ordinaire et extraordinaire, une source de savoir sur le monde, que l’on pense aux polyphonies intérieures de Maylis de Kérangal ou Mathias Énard ? N’est-elle pas l’enjeu de récits qui explorent, avec d’autres problématiques que celles de la phénoménologie, la question des émotions, des affects et du sensible ? Qu’en est-il aussi des tentatives d’explorer la psyché des sans paroles, des marginaux ? Quelles sont les formes proposées par des écrivains aussi variés qu’Olivier Cadiot, Régis Jauffret, François Bon, Chloé Delaume, Olivia Rosenthal, Marie NDiaye notamment pour pénétrer et restituer ces voix ? Qu’en est-il de l’héritage d’écrivains comme Sarraute et Simon dont les propositions de psycho-récit ont pu faire objet d’exclusion dans un certain Nouveau Roman jouant la surface contre la profondeur ? Existe-il des propositions propres à la francophonie nourries de formulations particulières de l’identité intérieure ? Et que vient répondre la littérature aux sciences cognitives, qui semblent s’imposer comme paradigme scientifique dominant pour interpréter nos âmes ?
C’est donc à cette « vie psychique » que ce dossier veut se consacrer. On se tournera pas ici vers les écritures du Moi – objet du numéro 4 de la revue – quelles soient directement autobiographiques ou auto-fictionnelles : il s’agira plutôt de voir ce que le roman écrit en français a pu proposer comme solutions techniques à la représentation littéraire de la vie mentale. C’est du côté du renouvellement du monologue, dans les finalités de la polyphonie, dans l’analyse du jeu énonciatif des subjectivités, dans l’effort pour dire le secret d’une individualité que nous chercherons les pistes d’une réflexion sur cet aspect fondamental de l’art du roman. Le souci de la vie intérieure ne signifie pas forcément le retour aux bonnes vieilles méthodes du roman psychologique traditionnel et ce sont des usages nouveaux que nous voulons mettre en lumière, quand bien même ils s’inscriraient dans une filiation ou dans un intertexte littéraire révélateur. Une telle perspective permettra d’interroger des œuvres variées, et on peut ajouter aux noms déjà cités ceux d’Arno Bertina, Nicole Caligaris, Jean-Paul Goux, Michel Houellebecq, Marie-Hélène Lafon, Hélène Lenoir, Laurent Mauvignier, Patrick Modiano, Wajdi Mouawad, Antoine Volodine, Julie Wolkenstein, etc.
No 12 (2016): Homosexualités et fictions en France de 1981 à nos jours
dirigé par Éric Bordas et Owen Heathcote
Le 27 juillet 1982, le gouvernement socialiste français abrogeait l’article 331, alinéa 2, du Code pénal datant de l’Occupation et permettant de punir “d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 à 20 000 francs toute personne qui aura commis un acte impudique ou contre-nature avec un individu mineur du même sexe” – une disposition qui n’existait pas pour les actes hétérosexuels. Le 25 juin 1984, Michel Foucault mourait à Paris du sida.Le début des années 80 voit ainsi s’ouvrir pour les homosexuels et les lesbiennes en France une période qui pourrait s’annoncer heureuse grâce à une volonté politique explicite, une période de reconnaissance, mais qui est presque aussitôt rattrapée par le mystère d’une nouvelle maladie mortelle frappant les seuls hommes homosexuels. Les deux évènements sont étroitement liés dans l’histoire des représentations, l’accès aux discours et l’affirmation d’une identité que l’on commence à dire “gay et lesbienne”.
2016 : Le sida reste une maladie incurable associée prioritairement à l’homosexualité masculine, et le gouvernement français, de nouveau socialiste, s’illustre par ses hésitations autour du mariage “des personnes homosexuelles” et leur droit à l’adoption ou la procréation médicalement assistée, prouvant par là même, et en rappel de la bataille du PACS de 1999, que les questions homosexuelles sont devenues des enjeux politiques majeurs et récurrents du pays, de ceux qui font gagner ou perdre des élections.
La politisation explicite de l’identité homosexuelle publique (et des discours homosexuels revendiqués comme tels, ou des discours sur l’homosexualité) telle qu’elle s’instaure durablement en France à partir de 1981 sert d’axe thématique et chronologique au présent volume consacré aux représentations de ce moment (ou représentations dans ce moment) encore en cours par l’expérience de la fiction. Parce que ces années ont vu en France et continuent à voir une exceptionnelle production de livres, de films, de photographies, d’expressions discursives de tout genre et toute forme qui installent durablement le sujet homosexuel comme une référence sociétale et politique. À cet égard, la France et ses dirigeants rejoignent alors une évolution intellectuelle et une orientation politique qui étaient déjà largement actives dans les pays anglo-saxons ou d’Europe du Nord de culture protestante : ce pourquoi certains discours de la culture et des représentations venus de l’étranger, et en particulier des États-Unis, toujours en avance sur les politiques, ont eu et ont encore autant d’importance et d’influence en France.
Représentations : affirmations et interrogations d’une identité politique (place de l’un/l’une dans la cité) sexuée intempestive, discutée, par les pratiques de discours de la fiction ; la communication se fait par le truchement d’une configuration langagière et culturelle. Fiction : modalisation modélisante de discours inscrite explicitement dans des références imaginaires construites et posées par le sujet racontant – la fiction implique le récit comme discours fondateur dans la durée. En somme, dans le cadre de cette chronologie historiquement privilégiée et fortement dramatisée, on se propose d’envisager l’homosexualité comme expérience de fiction (et de discours).
Dans la mesure où tout roman sur l’homosexualité reste toujours reçu comme un livre d’homosexuel, comme un “aveu” de l’auteur (et il en va exactement de même avec les films), le choix de la fiction peut sembler un détour, un artifice qui n’aurait pour fonction que de rendre lisible et acceptable une expérience qui, sans cette médiation d’une représentation par la fiction, resterait au rayon des déclarations impudiques et anecdotiques. Car le “roman homosexuel”, c’est-à-dire, le récit de vie d’un homosexuel, est irréductiblement lu (et écrit ?) comme une autobiographie plus ou moins libre – voir la déclaration lapidaire de Dominique Fernandez en 2012 : “Cette règle : un roman gay ne peut être que l’œuvre d’un gay, a perduré pendant tout le XXe siècle, et je ne pense pas qu’elle soit caduque aujourd’hui”. Tel est le paradoxe du pacte fictionnel du discours homosexuel, forme de réponse au pacte autobiographique hétérosexuel auquel il veut échapper pour récuser l’obligation de la “confession” explicite. Et, précisément, au moment où, après des décennies d’incertitudes et d’hésitations stylistiques (des caricatures malveillantes des comiques populaires aux compassions empathiques des humanitaires populistes), l’histoire l’admet enfin comme sujet politique de référence, puisqu’il y a désormais un vote des homosexuels, le sujet homosexuel s’invente et se politise en (s’)inventant une histoire par la fiction et une représentation de cette histoire autant qu’une histoire comme représentation, dont il est le principe et le vecteur et dont il entend faire une épreuve de liberté et de résistance aux discours autres – on reconnaît là l’héritage de Jean Genet, mort en 1986 après avoir rompu son long silence narratif en rédigeant Un captif amoureux, texte qui réinvente un espace et un territoire de la fiction puissamment politisés par la pratique d’une écriture autobiographique comme expérience d’engagement.
2015
No 11 (2015): Écopoétiques
dirigé par Alain Romestaing, Pierre Schoentjes et Anne Simon