Écriture collective et fragments d’expériences
Constellations (2014) du collectif Mauvaise troupe
1 Les quatre dernières décennies attestent l’apparition d’une forme de regroupement entre intellectuels et écrivains encore trop peu considérée par les études littéraires. Bon nombre de “collectifs” à géométries variables se sont pourtant assemblés depuis les années soixante-dix pour proposer des textes à valeur de manifeste ou à portée programmatique, remportant un intérêt certain auprès du lectorat. Depuis les années 2000, ce phénomène s’est accentué. Que l’on pense au Comité invisible qui a proposé depuis 2007[1] une lecture militante du présent en rupture avec les mesures sécuritaires et certaines normes éditoriales, au collectif Inculte qui depuis 2004 regroupe des écrivains, des philosophes et des éditeurs autour de thématiques communes et tâche de penser les formes d’écritures du roman[2], ou que l’on pense encore à des regroupements plus récents de jeunes auteurs et autrices, rencontrés en école et partageant une conception de la notion de littérature souvent étendue à celle d’expérience ou de “pratique”, telle qu’elle est manifestée par le Collectif Hétérotrophes[3] ; ces différentes formations témoignent de conceptions variées du travail d’écriture en collectif. Toutes pourtant semblent liées de près ou de loin, géographiquement ou symboliquement, à un territoire : une lutte commune, un éditeur, une école, etc. Toutes sont par ailleurs critiques vis-à-vis des normes (politiques, éditoriales, académiques, médiatiques) et des processus de légitimation soutenus par les institutions.
2 Parmi ces collectifs nous proposons d’étudier Mauvaise troupe et son premier ouvrage, Constellations : trajectoires révolutionnaires d’un jeune 21 siècle (L’Éclat, 2014). Le volume, composé par une douzaine de membres, se présente sous la forme d’un recueil de témoignages, d’entretiens et de récits hétérogènes portés par une multitude de voix. Il ambitionne de partager des expériences de lutte sur des territoires variés (zones à défendre, squats, territoires ruraux, etc.) et se donne comme une chambre d’écho, comme une toile reliant des vécus et des revendications similaires. Ce dispositif soutient un projet “révolutionnaire” : au-delà des expériences de lutte relatées au sein de l’ouvrage, le collectif appelle à poursuivre les combats initiés pour fissurer les blocs de déterminisme, les catégories essentialisantes et la pensée globalisante qui aliènent les modes de vie contemporains. Dans cette idée, les récits de lutte sont systématiquement intriqués à des réflexions qui portent sur les manières de désigner ces luttes. Les auteurs et autrices de Constellations travaillent à désagréger les concepts et définitions figés, menant en parallèle des luttes physiques, des combats de mots. Dans cette idée, la notion de “terrain” est une clé d’interprétation pour saisir le projet de Mauvaise troupe. Qu’il s’agisse de les défendre, de les reconquérir ou de les créer, les terrains évoqués montrent qu’il est impossible de dissocier les luttes qui y sont menées des manières de les investir affectivement et physiquement, des manières de les habiter. Cette notion qui traverse le volume est discutée par les nombreux auteurs qui en montrent à la fois l’utilité et les limites. Elle est bien souvent liée à celles de “territoire” et de “frontière”, autres notions que le collectif convoque et ambitionne de redéfinir au regard de ses engagements dans des lieux ou des champs symboliques. Une guerre de mots qui passe par un travail de définition est mise en scène par le collectif, qui livre, avec les récits qu’il rassemble, son propre discours d’accompagnement. Y est rendue explicite une ambition héritée des avant-gardes et des situationnistes : celle d’anéantir les frontières entre l’art et la vie en produisant un effet dans le réel par le biais d’un dispositif.
3 Pour cette raison, le collectif s’inscrit selon nous dans une mouvance contemporaine qui propose des “extensions à l’idée de littérature”, selon les termes de Jérôme Meizoz. Déplaçant l’intérêt pour le texte vers les relations de celui-ci à son paratexte et sur ses effets, ce type de pratiques d’écriture est ainsi envisagé comme un ensemble “d’activités” plus que comme un “thesaurus de textes”[4]. Ces productions invitent non seulement à interroger le sens du langage littéraire, mais aussi à découvrir l’action qu’elles accomplissent et les effets qu’elles produisent. Parce qu’il distingue l’effet dans le réel de son effet sur le lecteur, le collectif Mauvaise troupe forme avec Constellations un objet que la théorie littéraire contemporaine pourrait rattacher au courant pragmatiste. Initié par John Dewey, popularisé par Richard Shusterman dans son ouvrage L’art à l’état vif[5], et plus récemment par Florent Coste[6], le tournant pragmatiste engage à penser la littérature dans son contexte, à en offrir une définition indissociable du milieu dans lequel elle apparaît[7]. Selon cette conception, l’œuvre est envisagée dans une continuité avec la vie : elle y produit des effets concrets. Ce décloisonnement bouscule la conception de l’œuvre comme “vacuole”, espace clos ou îlot en retrait du monde qui est appelé à s’incarner essentiellement dans la forme du livre[8]. Les frontières du texte devenues poreuses, l’espace du dedans de l’œuvre ne reflète plus seulement son dehors. L’œuvre opère ainsi en prélevant des traces du réel (documents, archives, photographies, voix) plutôt qu’elle ne cherche à le représenter. Ces traces du réel sont assumées comme fragiles et partiales. L’œuvre les ordonne au sein d’un “dispositif poétique"[9] que Christophe Hanna définit comme un agencement de pièces dont le fonctionnement importe davantage que la signification ou la fonction de représentation. Il est conçu pour s’adapter à un contexte et s’ancre dans une forme de vie collective. Enfin, il opère de manière singulière par et indistinctement de la forme par laquelle il se donne. Pour ces raisons, le dispositif poétique ne réclame pas nécessairement d’être reçu comme littéraire, mais subvertit les attentes que lui adresse l’ordre social pour éprouver son public. Empruntant notamment aux méthodes d’exploration théorisées par les sciences sociales, cette littérature à ambition performative se dessine comme une manière d’enquête sur le monde social et sur des expériences collectives situées, mais elle est aussi animée par le désir d’y produire un effet : des ambitions démocratiques, progressistes ou révolutionnaires trouvent ainsi l’occasion de prendre forme.
4 Le collectif Mauvaise troupe, qui s’est formé sur la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, refuse la désignation littéraire et travaille précisément à évincer les grandes catégories de ce champ. Constellations n’est toutefois pas un objet dénué de liens avec la “littérature”. La forme des récits rassemblés, les discours sur la littérature produits en leur sein et le dispositif poétique élaboré attestent un usage de ressources littéraires hors des cadres familiers de la théorie ou du manifeste esthétique. La mobilisation pragmatique des formes et dispositifs littéraires n’est pas ici au service d’une école, d’une lutte dans le champ littéraire, d’une stratégie de reconnaissance littéraire, etc., mais bien destinée à produire des effets pratiques parmi les lecteurs partageant les formes de vie et le militantisme des auteurs. Redéfinie au fil du volume, la “littérature” apparaît comme un espace où peuvent se partager des luttes fragmentées, même si elle n’est pas nommée. Une définition qui prend corps dans et par la lecture du volume désigne le dispositif poétique comme un moyen de lutte et comme l’un des domaines de cette lutte.
Relater des expériences fragmentées
5 Constellations est de ces textes difficilement classables ; autant essai militant que récit poétique relatant des expériences concrètes, il télescope une multiplicité de voix et de formes d’écriture inspirées de la vie commune sur la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes, sur le plateau de Millevaches (Limousin), au Val di Susa (Piémont), dans des squats, des espaces autogérés, des fermes indépendantes, autant d’altermondes et de modèles de vies en marges. Publié aux Éditions de l’éclat en 2014, dans la collection “Premiers secours”, le volume est immédiatement proposé en libre accès sur un site externe à celui de l’éditeur[10]. Maison d’édition indépendante fondée en 1985, l’Éclat publie des textes d’écrivains, de philosophes, d’anthropologues, ainsi que des volumes collectifs consacrés à la mémoire de la Shoah ou à portée politique. Jean-Pierre Cometti y a dirigé deux collections jusqu’en 2009 et publié les textes de philosophes analytiques tels que Stanley Cavell, Jacques Bouveresse et Nelson Goodman. La collection “Premier secours” regroupe des textes de science-fiction, des ouvrages de philosophies pragmatistes, de logique, de linguistique et des utopies à portée politique, telles que celles élaborées par le sociologue et architecte hongrois Yona Friedman ou le poète américain Hakim Bey. Comme le précise la quatrième de couverture, Constellations est signé d’un collectif “à variables multiples”[11] réuni à l’occasion de sa rédaction. Le projet initial se veut un retour sur des expériences de “luttes, désertions, fictions, batailles, occupations, fêtes qui ont occupé les treize années du nouveau siècle”[12]. Trois autres textes signés par le Collectif Mauvaise troupe suivent cette première expérience d’écriture à plusieurs mains : en 2016, Défendre la zad, puis Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de lutte No TAV dans le Val Susa ; et en 2017 Saisons. Nouvelles de la zad, un volume qui prolonge succinctement les réflexions initiées dans Constellations. Ces trois livres sont également publiés aux Éditions de l’éclat et disponibles sur internet, sous la forme du lyber.
6 Constellations est divisé en douze chapitres : quatre “trajectoires” et huit “constellations”. Les “trajectoires” sont disposées dans le livre chronologiquement et reviennent tour à tour sur des moments de lutte singuliers : le mouvement antimondialisation de 1999-2003, les mobilisations anti-CPE de 2003-2007 ; les vagues d’occupations et de révolte contre des mesures sécuritaires de 2007-2010 ; puis de 2010-2013, les premières “zones à défendre” et oppositions à des projets d’aménagement. Les “constellations”, organisées thématiquement, s’intéressent à différents sujets, tels que la désertion (chap. 1), les savoir-faire (chap. 3), les fêtes “sauvages” (chap. 4), “l’habiter” (chap. 7), le hacking (chap. 9). Le sixième chapitre, intitulé “La folle du logis”, porte sur l’imaginaire, le récit et la fiction. Il s’agit d’un chapitre central, pivot du volume, où sont articulés des entretiens et des échanges de lettres qui donnent sens au dispositif élaboré par Mauvaise troupe. Chaque chapitre – introduit par une page noire sur laquelle sont listés en caractères blancs les sous-titres des subdivisions – est assorti d’une série de photographies (signées par le Collectif Tendance floue, par Val K./collectif bon pied bon œil ou ont été données par des anonymes). D’autres illustrations, notamment des dessins réalisés à quatre mains par des membres du collectif Mauvaise troupe, rythment le livre et lui apportent une cohérence poétique[13]. En outre, chacune des sections fait le récit de plusieurs expériences sur des terrains géographiques ou symboliques, en passant par des formes diverses : récits de luttes dans des squats à Dijon ou à Nantes, échanges épistolaires entre zadistes, recueils de témoignages de migrants rencontrés dans des centres de vie communautaire, entretiens avec des auteurs, etc. Ces multiples contributions sont réparties dans les huit “constellations” et les quatre “trajectoires”, sans que cette insertion ne porte atteinte à leur singularité. À la différence de bien des écritures de terrain littéraires ou scientifiques, les espaces dévoilés sont révélés au lecteur par les acteurs eux-mêmes. Les témoignages transmis ne sont pas délégués à un observateur extérieur, visiteur ou explorateur. Ils sont livrés à la première personne du singulier ou du pluriel par des militants, des acteurs engagés sur des territoires, écrivant depuis des lieux qu’ils habitent.
7 L’hétérogénéité formelle et énonciative qui caractérise Constellations n’en fait pas pour autant un ouvrage décousu. Un “chœur” qui s’exprime à chaque ouverture de chapitre en garantit la cohérence poétique. Cette “voix polyglotte” (C 19) se démarque typographiquement par l’italique et marque le début des huit “constellations” et des quatre “trajectoires”. Elle travaille à résumer les enjeux des chapitres et vise à préciser le terrain depuis lequel parlent ou écrivent les différents locuteurs. Le chœur a ainsi trois fonctions : premièrement, une fonction didactique, car cette voix vise à expliciter le cadrage choisi, c’est-à-dire à contextualiser les propos qui lui succèdent (qui parle et depuis quel territoire géographique et symbolique s’expriment ces voix ? À qui parlent-elles et comment ces propos ont-ils été recueillis, transcrits, montés ?) ; deuxièmement une fonction cognitive et critique, dans la mesure où cette voix énonce les enjeux de chaque chapitre, qu’il s’agisse d’établir ce qu’habiter une ferme indépendante signifie, ce qu’un hacker revendique ou ce que le CPE a porté comme atteinte au droit des travailleurs ; enfin, une fonction symbolique, car le chœur se donne la tâche de faire émerger ce qui, entre chaque témoignage singulier, se recoupe et s’harmonise.
8 Ainsi, le volume, au sein duquel de multiples témoins parlent ou prennent la plume, offre aussi l’espace d’un écho. La récurrence et la fixité du cadre dans lequel s’énoncent les propos les plus variés garantit une harmonie qui permet à ces voix de ne jamais basculer dans la cacophonie. L’introduction de l’ouvrage problématise l’énonciation à la première personne du pluriel et le rôle du chœur de la façon suivante :
Cette parole n’a pas pour ambition de surplomber les récits d’expérience d’un “nous” omniscient, mais de permettre de prendre ensemble ce foisonnement, de le comprendre comme constitutif d’une dynamique qui trouve des cohérences fortes. Pour autant, le “nous” dont ce chœur se fait la voix ne se confond pas avec les voix singulières des différentes contributions. (C 20)
9 Il n’est jamais question de résorber la singularité des “voix” portées par le dispositif. Le chœur officie en “passeur de témoin”, plus qu’en chef d’orchestre. Les introductions respectives à chaque partie du volume mettent l’accent sur les raisons du choix de tel ou tel témoin, et sur les hasards qui ont occasionné les rencontres. La récurrence des tournures indiquant la passation de la parole souligne combien le collectif est réfractaire à l’idée d’une délégation du témoignage. Le chœur ne prétend pas parler ou écrire pour, mais se soucie de prêter l’oreille à ce que chaque témoin présente comme un vécu dont la transmission est jugée nécessaire. Le chœur dispose les témoignages, il les agence pour produire un certain effet désigné comme “politique” (C 14-15). Car chaque voix raconte une expérience vécue depuis un point situé, depuis un terrain singulier. Ces récits s’énoncent à la fois pour que cette expérience soit partagée, mais aussi pour trouver des prolongements. Chaque histoire contribue ainsi à tisser une toile plus large, chaque témoin déroulant un fil auquel d’autres sauront se raccrocher, ou que d’autres voudront allonger. Par ailleurs, l’ancrage sur des terrains précis permet à chacun de ces fils projetés de trouver à la fois un élan et de se doter d’une attache ferme. Les projections, pour leur part, relèvent plus du hasard que d’une forme de déterminisme. Les rencontres et les recoupements entre les différentes histoires sont en effet assumées par le collectif comme arbitraires et non exhaustives. Toutefois, lorsque ces points se déploient en réseau, il arrive que se tissent des toiles communes, des “constellations"[14]. La désignation métaphorique des témoignages comme des étoiles, que seul un œil éloigné relie, permet de souligner poétiquement le hasard qui préside aux rencontres. Le collectif souligne, par le biais de la voix du chœur, la fragilité de tout discours qui prétend faire du vécu sa matière première. Le réel ne peut être saisi comme absolu, il est toujours énoncé depuis un point partiel et partial. La saturation de métaphores musicales dans les parties attribuables au chœur (harmonie, résonance, écho, voix, polyphonie, etc.) confirme cependant le souhait du collectif de créer au sein de l’ouvrage et au-delà de l’objet-livre un espace de partage d’expériences et de coalition. Dans cette idée, le chœur parsème le volume de remarques et d’évocations visant à favoriser des liens : renvois en fin de chapitre à d’autres parties du livre, retours sur des récits traversés en amont, évocations répétitives de terrains au fil du volume, etc.
10 Ce travail de raccommodage opéré par le chœur, invite ainsi à lire Constellations de façon non linéaire. Le lecteur a d’ailleurs un rôle à jouer dans le dessin des différentes “constellations”. Son point d’entrée dans l’ouvrage détermine potentiellement un parcours original. À l’image de ces trajectoires singulières qui se racontent depuis un milieu, le livre lui-même peut être lu par le milieu. La lecture linéaire n’est en effet plus requise dès lors que chaque partie se voit précédée d’une introduction du chœur. En plus des renvois en fin de chapitre, des encadrés présentant des facsimilés, des transcriptions de manifestes, de tracts ou de comptes rendus sont insérés au milieu des entretiens et des récits. N’étant pas nécessairement connectés étroitement aux problématiques qui les entourent, ces encadrés peuvent être parcourus indépendamment. En termes de production comme de réception, le volume Constellations est ainsi présidé par une logique de l’aléatoire, parce que chaque expérience – de lecture ou d’écriture – consiste en un événement irréductible. Les nombreux repères typographiques, comme les renvois, suggèrent des cheminements pour le lecteur. En ce sens, le volume s’inscrit dans une tradition littéraire qui a fait du hasard un dispositif. Dans la lignée de Queneau, Saporta, Butor ou Cortázar, qui proposaient des sonnets aléatoires ou des poèmes comme des jeux de cartes, les parcours proposés par Mauvaise troupe peuvent autant se suivre linéairement que de façon aléatoire. Nous relèverons toutefois que le dispositif impose un certain nombre de contraintes, dans la mesure où ce type de lecture stochastique a été induit au moment de la composition du volume et se voit déterminé par des choix de segmentation formelle.
11 L’écriture en réseau au sein de laquelle le lecteur se fraye son propre chemin est par ailleurs étendue au-delà de l’objet-livre, car l’ouvrage trouve plusieurs prolongements. Sur le modèle de l’hypertexte, certains chapitres reproduisent des textes, manifestes ou extraits de blogs publiés par les collectifs rencontrés et à qui le collectif prête la plume. Les adresses – noms et sites internet de ces différents collectifs – sont relayées au terme des entretiens[15]. Cette logique est approfondie au moyen d’extensions numériques : un site internet met à disposition l’intégralité des textes rassemblés dans Constellations et invite le lecteur à consigner ses propres expériences et réactions.
C’est aussi cette rencontre de mondes qui parfois s’ignorent que ce livre propose. Nous ne doutons pas que certains y trouvent des absences, peut-être insaisissables depuis le regard que nous avons choisi de porter. Nous souhaitons justement qu’elles fassent naître l’envie de compléter cette histoire, qui n’a de cesse de se dérouler, qui trop rarement s’écrit. Pour cela, entre autres espaces possibles, nous avons ouvert un site internet où se retrouveront les textes de cet ouvrage (sur le principe du lyber), les documents d’époques cités, ainsi que d’autres contributions qui viendront le prolonger : constellations.boum.org. Ce livre ne sera jamais, nous l’espérons, un objet clos, fini, univoque. Nous l’envisageons comme un fragment sur lequel viendront s’aimanter d’autres fragments. (C 20)
Le livre, en ménageant des voies d’accès entre expériences incompressibles devient ainsi l’instigateur de rencontres entre des mondesqui s’ignorent”.
Du carnet de terrain au récit d’expérience
12 Les écritures de terrains contemporaines sont souvent sensibles aux violences que la littérature peut relayer. Elles sont informées par les réflexions méthodologiques élaborées en sciences humaines et sociales, notamment sur la place du sujet dans l’enquête de terrain et les limites du processus interprétatif[16], sur la violence épistémique des méthodes d’enquête[17], ou se sont nourries des critiques du “visualisme”[18]. Ces pratiques d’écriture situées savent aussi que tout terrain est une “mise en scène”[19], c’est-à-dire un processus par lequel l’enquêteur et les enquêtés sont tous amenés à être transformés. Le terrain est en cela une expérience localisée. Il est un espace-temps en partage soumis à des règles ou contraintes qui modifient l’enquêteur comme l’enquêté, deux figures que cette conception du terrain tend à amalgamer. Parce qu’il occasionne des transformations, le terrain laisse apparaître que chaque expérience située dans le réel est en réalité un moyen puissant pour l’instituer. Mû par l’idée d’une performativité de l’enquête, le collectif Mauvaise troupe est toutefois conscient des propensions des enquêtes à se muer en moyens de domination. Pour cette raison, les récits de terrains sont inséparables d’une réflexion sur leur forme. Si Constellations donne à lire des récits de voyage, des carnets de terrains ou des correspondances, ces types de textes ne sont jamais présentés comme des moyens de connaissance. Ils sont au contraire des moyens de déployer des réflexions critiques sur les outils employés pour mettre en scène des logiques parfois violentes de représentation ou de description. Une correspondance entre deux “vagabondes cueilleuses” (C 117) fait par exemple le récit de découvertes dans une pépinière. Les deux femmes qui dialoguent dans ces lettres ne cherchent pas à véhiculer un savoir immédiatement assimilable, mais à réinvestir un imaginaire qui résiste aux lois du marché. Cette correspondance vise un “ensauvagement” (C 117) qui passe par la reconquête de territoires symboliques : réappropriation de savoirs ancestraux, cueillette, usage des “mauvaises herbes” à des fins thérapeutiques. Le savoir-faire, central dans cet échange, supplante la description d’un territoire géographique que le genre appelait pourtant. Le même type de subversion générique a lieu quelques pages plus loin. Dans un texte intitulé “récit de voyage en Palestine” (C 80), Alexandre, militant engagé pour la défense de ce pays, raconte comment il s’y est rendu entre 2001 et 2003. Dans un récit rétrospectif, il conte ses échecs et les fonctionnements de ce qu’il désigne comme un “tourisme militant” (C 83). Ses ambitions révolutionnaires se heurtent à la frontière israélienne où il se voit refoulé par deux fois ; une première fois il est reconduit en France, puis, une année plus tard, suite à une seconde tentative, il est transféré à la frontière irakienne. N’étant pas le seul militant à vivre ce type de renvoi, Alexandre souligne la façon dont les missions civiles françaises choisissent de récupérer les récits de retours pour les instrumentaliser à des fins politiques :
La CCIPPP [la campagne civile pour la protection du peuple palestinien] tenta de retomber sur ses pieds en délaissant l’action directe pour lui préférer les témoignages de retour, arguant qu’on ne part finalement que pour revenir et militer ici, avec la conviction et l’aura de celui qui a vu. (C 83)
13 Alexandre, d’abord séduit par des récits de luttes, se confronte non seulement au réel, mais aussi aux usages marchands de son discours. Une fois parvenu en Irak, il s’installe dans un camp de réfugiés palestiniens bientôt transférés sur un terrain de foot par 40 degrés. Face à ces conditions de vie et aux actions entreprises pour obtenir un relogement des familles, le récit de met l’accent sur un retour qui dissipe les souvenirs détaillés et laisse particulièrement prégnant un sentiment d’impuissance :
Et puis un jour il faut bien rentrer. Les larmes, les promesses de rester en contact, d’une manière ou d’une autre, tout cela finit forcément par ressembler à des adieux de vacancier. De retour en France, on fait deux ou trois conférences, quelques articles… Faute d’amarres, on ne peut maintenir un lien. (C 86)
14 Le ton presque désabusé de ce court récit d’un retour sur des événements lointains souligne l’impuissance et la déconvenue d’un jeune militant aux idéaux déçus. Dans ces épisodes que le récit de voyage relate, nulle trace de date précise, de noms de lieux, ou des personnes rencontrées sur place. Si quelques souvenirs émergent, c’est pour permettre au voyage de se terminer et de se raconter surtout depuis la fin : “C’était il y a dix ans, je n’ai plus quitté la France depuis” (C 80). C’est ainsi que le narrateur amorce son récit, comme pour signaler d’entrée de jeu que le voyage ne sera pas assimilé au commencement d’une aventure, mais à la fin d’une époque. En questionnant les usages des récits de militants refoulés aux frontières, le témoignage d’Alexandre met en évidence la fonction politique, voire idéologique que peut revêtir ce type de production textuelle. Le récit de voyage s’identifie à une stratégie de valorisation de soi : l’énonciateur bénéficie d’un surcroît d’aura lorsqu’il raconte son voyage. Comme le montrent ces deux exemples, produire un discours sur un territoire, en offrir une représentation, risque parfois de travailler à remplacer le réel par son image, ce à quoi, comme les deux épistolières, se refuse.
15 L’exploration d’un terrain suppose toujours le dessin ou la délimitation d’un territoire. Elle soulève des questions politiques liées à l’idée de frontière et engage à des définitions théoriques. Face aux aménagements du territoire et aux dessins des cartes que le gouvernement tente d’imposer, les zadistes de Notre-Dame-des-Landes ont proposé des représentations alternatives[20]. Constellations prolonge ces représentations au septième chapitre en exposant des discussions – mises en scène dans le volume sous la forme d’une correspondance – qui portent sur l’ “habiter”. Celui-ci est conçu comme un enchevêtrement affectif de mondes singuliers. Cette définition de l’ “habiter”, désignée par le chœur comme “un geste directement politique” (C 403) est interrogée à travers différentes rencontres. L’ “habiter” s’incarne également dans des actions défensives – blocage des flux pour lutter contre un capitalisme tentaculaire et hors-sol, dissémination des zones à défendre pour s’opposer aux projets d’aménagement – et positives – réappropriations de lieux jugés hostiles dans les friches urbaines, notamment. Les textes réunis dans ce chapitre montrent que les projets issus du gouvernement impliquent des expropriations et relèvent d’une logique de conquête. Contre cet impérialisme, Mauvaise troupe élabore une “pensée du territoire” et énonce les limites de cette notion. Au terme d’un chapitre, deux Cévenols, Mica et Choucas, dialoguent par lettres et tentent de définir ce qu’habiter un territoire peut signifier en dehors de toute forme de gouvernementalité. Pour eux, le territoire se définit comme une localité délimitée par des frontières et close sur elle-même (C 462). Leur réflexion dépasse cependant le simple débat de mots :
Ce n’est évidemment pas une question de langage, mais plutôt une façon de penser les usages que nous avons des lieux et comment ces usages fabriquent des attaches. Et dans ces attaches se joue une autre manière de résister, dans laquelle on ne peut plus délier ce qui nous rend capable de tenir un lieu et ce qui nous rend capable de se tenir en lui. (C 454)
16 Pour donner à voir les réalités que les projets d’aménagement ou d’implantation recoupent, Mica et Choucas déploient une approche pragmatiste et affective des lieux. Contre le langage hors-sol des logiques gouvernementales, les deux Cévenols choisissent, parmi les définitions possibles du mot “habiter”, celui de “prendre soin, enclore, ménager” (C 455). Cette définition, dont la voix polyglotte du chœur s’empare également, invite à renouveler l’idée de nature humaine : le sujet humain, dès lors qu’il s’attache physiquement et affectivement à des lieux, n’est plus délié du monde qui l’entoure ; il se trouve au contraire protégé et doté d’une limite constituante (C 456). Les affects qu’il investit dans des lieux constituent des moyens de les peupler et de les défendre, parce que la limite entre lui-même et son milieu n’est plus ontologiquement distincte. Le sujet humain, qui n’est plus séparé du lieu qu’il habite, mais qui est fait par lui autant qu’il le fait, trouve dans cette relation l’ancrage nécessaire à la résistance contre les universalismes et la globalisation. En ramenant les mots aux expériences vécues, cet échange entre Mica et Choucas propose des définitions comme autant de moyens de subvertir une certaine idée de la globalisation. Se rendre “ingouvernable” revient alors à incarner des concepts dans des récits, afin d’offrir des moyens d’émancipation toujours localisés. Précisant que les territoires en lutte ont besoin de récits pour émerger du commun ou pour se distinguer les uns des autres, les voix dialoguantes suggèrent un rapport étroit entre récit et politique. Car les récits ont la capacité de mettre en “résonance” (C 462) des lieux de lutte. Comme l’évoque la métaphore de la résonance, les actions ne suffisent pas à rendre la variété des manières de résister. Se nourrissant du réel, le récit de la lutte retourne au réel lorsqu’il est reçu, lu, entendu. Il produit un effet dans le réel de son récepteur et ceci précisément parce qu’il est adressé. “Raconter les résonances” (C 462) signifie, dans cette conception, s’accorder du temps pour départager le commun du singulier. Le récit est en cela indissociable de l’action politique, parce qu’il permet un partage au sens figuré comme au sens littéral : raconter à d’autres des expériences réelles, renouer avec une forme de représentativité, et séparer ce qui demeure singulier de ce qui appartient à chacun.
17 L’échange entre Mica et Choucas se clôt sur l’idée du récit comme espace frontalier et figure par sa forme même la pensée de la frontière qui y est élaborée. Les énonciateurs, incarnant chacun un “monde”, expriment une pensée commune qui prend forme progressivement. Les procédés de reprises et de réappropriation des propos de l’un et de l’autre (“J’aime assez la manière dont tu parles de…”, “L’idée que tu ouvres […] me réjouit”, etc.) trouvent des prolongements singuliers et des échos dans les expériences partagées par les interlocuteurs. Contre l’idée d’une “frontière-mur”, Choucas et Mica défendent une définition de la frontière comme lieu poreux sur lequel il est possible de se tenir. “Habiter la frontière” revient à raconter la façon dont celui qui occupe cet espace géographique interstitiel résiste au “surgissement de sa forme carcérale et étatique” (C 459). Le récit se déploie à partir de ce lieu de partage comme espace politisé, où sont débattus les imaginaires propres aux lieux habités. Le volume Constellations, apparaît lui aussi comme un espace “frontalier” où sont mis en débat des manières propres de combattre des formes de dominations territoriales, des violences symboliques ou des logiques impérialistes.
18 Mauvaise troupe contribue également à renouveler un imaginaire de la littérature. En signant collectivement son volume, Mauvaise troupe démantèle l’autorité de l’auteur et accomplit un projet subversif. L’attribution d’une production textuelle à une identité collective atteste la position militante qu’occupe Mauvaise troupe au sein même des pratiques littéraires contemporaines. Le collectif ne discute pas seulement des enjeux de pouvoirs à l’œuvre dans les contextes d’édition, il ne fait pas seulement état des stratégies de marketing qui président au succès de certains livres. Le collectif choisit d’écarter les débats de mots pour, à la place, incarner sa lutte dans une forme :
[…] il ne sera pas question ici de littérature, ni d’œuvre, ni d’auteurs, en tant que tels. D’ailleurs il ne sera pas question de l’art, avec un grand ou un petit “a”. Notre optique est celle de la charge sensible et politique, et non point de l’esthétique (qui laisse séparés la vie et l’art tout en prétendant l’inverse). Peu nous importe que les auteurs assument ou non leur statut, lui fassent la nique ou s’en désintéressent. Nous ouvrirons nos oreilles aux récits, à leur force propre, et au bouleversement que nous inspirent leur beauté autant que leur résonance. Cette résonance, nous pourrions la nommer “révolutionnaire”. […] Ce qui s’est vécu doit donc lutter pour ne pas être transformé en collection, en identité forclose, bref, en passé sans avenir.
Et c’est bien ce qui est en jeu ici, cette force que le récit acquiert lorsque, parlant à nos présents, il donne un futur à nos passés. (C 287)
19 Le refus des catégories figées – leitmotiv de Mauvaise troupe – se manifeste ici dans l’opposition entre une conception de l’art qui fige les expériences narrées et une approche du récit qui vivifie ces expériences. Pour galvaniser le passé et entraîner vers l’action, le récit doit être redéfini comme manière singulière de s’adresser au présent. L’opposition entre les métaphores de constellation et de collection permet de comprendre la théorie qui s’élabore ici. Le récit n’est pas conçu au sein d’une chambre close par un auteur esseulé. Il est pris dans un réseau, tissé de rencontres et de voix multiples. Selon cette conception, la question de l’adresse est centrale, car le récit – qui doit “parler à” – se déploie dans une dynamique communicationnelle. En résulte un intérêt particulier pour le partage oral et les formes dialogiques (entretiens, correspondances, débats). Repousser des termes, comme celui de “littérature”, ou se réapproprier ceux de “territoire” et “de frontière”, permet de tenir à distance les concepts. Mauvaise troupe préfère aux concepts une description des expériences concrètes sans que la façon de les désigner n’influence leur(s) réception(s). Le collectif, qui joint à son ouvrage son propre appareil critique, souligne à la fois la dimension orale des modes de partage des expériences vécues, leur hétérogénéité et leur plurivocité (au double sens selon lequel ces expériences peuvent être comprises de différentes manières, tout en étant énoncées par plusieurs voix). La littérature est investie comme un territoire symbolique à reconquérir en subvertissant les formes connues et les conventions de genre.
20 La collecte de témoignages de luttes et de récits situés apparait aussi pour le collectif Mauvaise troupe comme un moyen de subversion. La forme de l’ouvrage Constellations, son appareil critique (les parties en italique attribuables au chœur) et les propos des témoins rassemblés appellent globalement à un renouvellement du récit et de la fiction. Cette question est abordée dans le volume au sixième chapitre – partie centrale la plus longue du livre intitulée “La folle du logis” – où plusieurs auteurs et collectifs interviennent précisément pour dialoguer autour des notions de récit et de fiction. Une correspondance entre deux personnages fictifs, Alice et Ecila, y est donnée à lire. Elles mènent les entretiens avec Alain Damasio, auteur français de science-fiction, avec deux membres du collectif bolonais Wu Ming et avec le groupe de musique occitane La Talvera. Ces deux femmes fictives correspondent et débattent de diverses questions liées au récit et à la fiction. Elles joignent à leurs lettres un bref descriptif de chaque entretien et en précisent le contexte. Ainsi, le lecteur est introduit à chaque entretien réel par des personnages fictifs. Du point de vue de sa composition et de son propos, ce chapitre qui porte sur la question de l’imaginaire, joue ainsi sur les symétries et les échos : on y lit trois entretiens et trois correspondances ; les personnages portent des noms palindromiques et encadrent des entretiens réels. Les dialogues d’Alice et Ecila activent la possibilité d’une écriture révolutionnaire au présent : Ecila, ancrée dans le réel, et Alice, partie à l’aventure de l’autre côté du miroir pour “rapport[er] des histoires, [envoyer] des missives par-delà le tain” (C 288). Ces deux personnages, qui n’en sont en fait qu’un, symbolisent les relations possibles entre le réel et la fiction.
21 Ces liens entre récits d’expériences réelles et fiction sont discutés au sein des entretiens, notamment avec Alain Damasio. Pour cet auteur, le récit est un moyen de lutte dirigé contre les formes établies de la culture pop dominante. Répondant davantage à des logiques de marketing, la faculté de raconter relève selon lui d’un storytelling[21]. Orienté vers des fins lucratives, l’art de conter pratiqué par les studios américains et les politiques s’appuie sur des schémas très précis et efficaces. Comme le relève Alain Damasio, ces histoires laminent la liberté de penser à la différence des récits “authentiques” qui l’aiguillonnent :
Un conte marketing encode un message d’achat dans une structure qui divertit quand un authentique récit imaginaire décode un rapport énigmatique au monde ou subvertit une norme narrative trop évidente, proche du stimuli-réaction. C’est très différent dans la méthode, la réception et l’effet. (C 308)
22 Contre le divertissement, Alain Damasio invite à une subversion des formes littéraires. Renouer avec l’imaginaire implique ainsi d’acquérir un savoir-faire, c’est-à-dire de maîtriser les formes par lesquelles s’énonce l’expérience vécue, pour ne pas répéter les logiques du récit immersif et distractif. L’entretien avec le collectif Wu Ming prolonge cette réflexion. Composé de cinq membres, ce collectif formé à Bologne – le milieu estudiantin bolonais étant un foyer de l’extrême gauche italienne – est signataire de plusieurs romans épiques et historiques. Dans la continuité du projet collectif mené entre 1994 et 2000 autour du nom d’auteur collectif de Luther Blissett (auquel plus d’une centaine d’artistes ont pris part), le collectif Wu Ming s’est rassemblé pour écrire à dix mains. Déconstruisant à la fois l’idée de génie auctorial, “héritée du romantisme” (C 320), et du copyright, le collectif élabore également une réflexion sur les dangers potentiels du récit et sur les bonnes manières de raconter une histoire :
[…] la narration n’est pas en soi un instrument manipulateur des émotions et de la vérité, comme le soutient par exemple Christian Salmon. […] Le problème se situerait, d’après lui, dans les structures narratives elles-mêmes, et donc raconter reviendrait toujours à manipuler ceux qui écoutent. Nous, nous pensons qu’il y a une manière honnête de raconter : déclarer son propre point de vue, dire : je raconte, je prends un parti. Car c’est impossible de raconter sans prendre parti. Il n’existe pas de récit objectif. (C 323)
23 Si l’opinion du collectif Wu Ming diffère en quelques points de celle de l’auteur de romans de science-fiction, tous s’accordent toutefois sur la nécessité de penser les formes du récit et de les renouveler. Quand le collectif propose d’œuvrer en assumant un parti pris, Damasio défend la nécessité de développer une pensée “topologi[que] de la révolte”. Pour l’auteur en effet, inclure dans la conception d’un récit “authentique” une réflexion sur le lieu depuis lequel il émerge et sur les lois qui le régissent permettrait de se prémunir contre les utopies et les assimilations néolibérales :
Ma conviction aujourd’hui est que le système néolibéral a tellement optimisé ses capacités de récupération et de recyclage des énergies antagonistes, il a tellement généralisé le contrôle et l’a tellement démocratisé en le faisant endosser par ses victimes mêmes, le panoptique est tellement omniprésent désormais que la révolte doit se faire dans l’interstitiel, dans les angles morts, dans la fente et la fissure, au cœur même du système – et gagner en puissance comme une rouille ronge une plaque d’acier, de l’intérieur. C’est une toute nouvelle topologie de la résistance et du combat et c’est encore balbutiant. Non plus des utopies (non-lieux) mais des zones intertopes, des polytopies glissées entre les blocs de domination, entre les plaques normalisatrices. (C 310)
24 L’utopie, qui suppose souvent une eschatologie, demande d’attendre que les conditions soient réunies pour qu’un changement ait lieu. Alain Damasio propose au contraire de créer des situations et des opportunités dans le présent pour déclencher des changements. Dans cet extrait, la saturation des métaphores spatiales est manifeste. Le discours matérialiste fait état d’une situation contemporaine sans issue : il n’y a pas d’extérieur au monde où fuir, il n’y a pas non plus de moyen d’échapper aux (télé)surveillances. Il n’est donc question ni d’opérer par une grande fracture, ni de s’établir dans des marges. Le pragmatisme littéraire d’Alain Damasio s’énonce dans des termes deleuziens et inventifs où le petit, l’inattendu et le fragment priment. Cette inventivité de la langue œuvre à spatialiser la lutte. Damasio ne propose cependant pas de définir un territoire, mais de combattre les frontières imposées, précisément en se logeant dans des recoins, dans l’inattendu, au sein même des territoires contrôlés. C’est, selon Damasio, par des micro-actes de résistance situés qu’une révolution peut s’opérer, révolution qui commence par une réappropriation subversive du langage. Ces réinvestissements poétiques sont donc politiques. Les zones à défendre, les squats et les altermondes ruraux sont autant de “zones intertopes” où peuvent se tisser de nouveaux récits et s’élaborer de nouvelles représentations des rapports sociaux et des modes de vie. Ces multiples explorations politiques, logées au sein même du système capitaliste, permettent de fabriquer de la différence et de fissurer les milieux unifiés par les flux du capital. Cette “politique de la fragmentation”, comme le dirait Josep Rafanell i Ora, s’opère depuis des “points de vie”[22], et non plus depuis des “points de vue” surplombants.
La zone et ses passeurs d’imaginaire
25 Au même titre que certains territoires géographiques, l’imaginaire littéraire qui n’est en rien coupé du réel apparaît donc comme une zone à défendre. La notion de “zone” permet de penser le rapport aux lieux investis physiquement et affectivement par les collectifs dont les textes sont recueillis au sein du volume Constellations. En termes géologiques et géographiques, une zone reçoit sa délimitation de façon immanente ; elle est déterminée par un climat, un type de végétation, de formations rocailleuses ou d’habitations, qui marquent ses frontières, mais ceci de manière fluctuante et non linéaire. Des travaux de sociologues et de géographes ont par ailleurs récemment étudié l’usage de la notion pour explorer tant le champ sémantique que les domaines d’expériences qu’elle recoupe : de la “zone” comme bande découpée du globe, comme signifiant populaire attribué aux marges urbaines, jusqu’aux “zones à défendre”, comme le montrent Jérôme Beauchez et Djemila Zeneidi[23], le terme en est venu à désigner non pas un territoire clairement défini, mais “l’espace symbolique des déclassés”. En France, la notion de “zone à défendre” est apparue à l’occasion de la résistance contre le projet nantais de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Elle est l’expression d’une lutte sur le terrain et relève d’une pensée anarchiste opposée aux projets aménagistes comme aux logiques du capitalisme avancé. Plus largement, la “zone à défendre” renvoie aux expériences revendicatives menées sur des “zones autonomes temporaires” ou “provisoires”, notion proposée par l’auteur et poète anarchiste Hakim Bey dans son ouvrage T.A.Z. : Temporary autonomous zone (Autonomedia, 1991).
26 Plus que celles de “terrain” ou de “territoire”, la notion de “zone” englobe à la fois le lieu géographique et le lieu symbolique où se livrent des luttes, des expérimentations politiques et où se renouvellent des imaginaires. Soulignons au passage que la notion est précisément chargée d’un imaginaire littéraire ; en témoigne la place centrale qu’occupe la réflexion sur le récit et la fiction dans l’ouvrage du collectif Mauvaise troupe. Des exemples récents révèlent un usage du terme en fiction ou dans des récits qui ont marqué la nouvelle génération d’auteurs, et qui participent tous de cet imaginaire de la “zone” que construit Constellations. Que l’on pense aux romans d’anticipation d’Alain Damasio, La zone du dehors (Cylibris, 2001), longue épopée décrivant l’évolution de cinq personnages dans une société totalitaire ; à Zone de Matthias Enard (Actes Sud, 2008) qui traverse et transcende les territoires méditerranéens en racontant un voyage halluciné par les violences du XXe siècle, dans un roman composé d’une seule phrase ; ou encore au roman d’Arcadi et Boris Strougatski adapté par Andreï Tarkovski sous le titre de Stalker (1979), film dans lequel un passeur emmène trois hommes sur un territoire interdit à la recherche d’une chambre où les souhaits se réalisent ; tous ces récits font de la “zone” un terrain vaste aux frontières troubles où se livrent des luttes armées et symboliques. Ces zones ont aussi leurs passeurs, voyageurs clandestins qui ménagent des voies d’accès, relient les mondes et les zones entre elles, et ouvrent ainsi des brèches tant horizontalement – entre mondes contemporains – que verticalement – entre les différentes strates temporelles, recomposant l’imaginaire de chacun de ces lieux.
27 À travers le volume Constellations, Mauvaise troupe explore des “zones”, fouille, sans jamais les épuiser, ces territoires en lutte investis affectivement. Opérant en passeur par l’entremise de la voix du chœur, le collectif sonde les imaginaires en chaque lieu, interroge les projections, les espoirs et les échecs de chacun pour créer les conditions d’une rencontre. La collision entre les témoignages rassemblés ouvre des possibles et fait émerger des causes politiques communes sans que les particularités de chaque situation ne soient jamais dissoutes dans une cause unitaire. Sont ainsi crées des opportunités et des coalescences pour enclencher des changements dans le présent.
Mathilde Zbaeren
Université de Lausanne

Notes


[1] Le Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2007.

[2] Collectif Inculte, Devenirs du roman, Naïve, 2007. Et Devenirs du roman. Écritures et matériaux, vol. 2, Naïve, 2014.

[3] Composé de six membres, le collectif Hétérotrophes s’est rencontré et a été fondé suite à une formation en écriture créative suivie à la Haute école d’écriture de Bienne en Suisse. Site du collectif, consulté le 30.12.18.

[4] Jérôme Meizoz, “Extensions du domaine de la littérature”, AOC. Analyse, opinion, critique, 2018.

[5] Richard Shusterman, L’art à l’état vif, La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Noille, Paris, Minuit, 1992.

[6] Florent Coste, Explore, Paris, Questions théoriques, 2017.

[7] J.-P. Cometti, “Art et expérience esthétique dans la tradition pragmatique”, Revue Française d’Études Américaines, n° 86, octobre 2000, p.  25-36, p. 32.

[8] Lionel Ruffel, “Publier en dialoguant. Sur les formations en création littéraire”, in A Contrario 2018/2 (n° 27), p. 21-32.

[9] Christophe Hanna, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, 2010, p. 14-18.

[10]La version “lyber” du volume est accessible ici. Le lyber est un livre shareware dans son intégralité sur internet ; pour plus de détails, voir ici.

[11] Quatrième de couverture de l’édition de poche de Constellations, trajectoires révolutionnaires du jeune 21 siècle, Paris, L’Éclat, 2014.

[12] Idem.

[13] Les sources visuelles et leurs origines sont précisées en p. 885 du volume, dans la section intitulée “Entrez dans les légendes”.

[14] Ce terme est repris par Mauvaise troupe à Stéphane Mosès, L’ange de l’Histoire, Gallimard, 2006, p. 210.

[15] L’intégralité de ces “emprunts” est listée p. 885-887 du volume.

[16] Voir notamment à ce sujet les réflexions éclairantes de Jeanne Favret-Saada en introduction de son récit de terrain réalisé dans le Bocage : Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977, p. 15-30.

[17] Spivak Gayatri, “Can the Subaltern Speak?”, in Cary Nelson et Lawrence Grossberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Urbana, University of Illinois Press, p. 271-313.

[18] Voir, entre autres, Johannes Fabian, Le temps et les autres, Toulouse, Anacharsis, 2006 [1983], p. 181.

[19] Bernard Müller, Caterina Pasqualino et Arnd Schneider (dir.), Le terrain comme mise en scène, Lyon, PUL, 2017.

[20] Voir à ce sujet les cartes proposées sur le site.

[21] Il emprunte les caractéristiques de ce qu’il nomme Storytelling à l’ouvrage suivant : Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.

[22] Josep Raffanell i Ora, Fragmenter le monde, Paris, Divergences, 2018, p. 36.

[23] Jérôme Beauchez et Djemila Zeneidi, “Des zoniers aux zonards : de quoi la zone est-elle le nom ?”, Terrain, Questions, mis en ligne le 17 décembre 2018, consulté le 28 janvier 2019.







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