Du sensible à l’intime chez Jean-Philippe Toussaint Étude de la tétralogie Marie Madeleine Marguerite de Montalte | ||
Oh ! Nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux[1] | ||
1 | La tétralogie Marie Madeleine Marguerite de Montalte de Jean-Philippe Toussaint, ensemble romanesque en quatre volets[2] – Faire l’amour (2002), Fuir (2005), La vérité sur Marie (2009) et Nue (2013) –, se dessine comme l’introspection d’une relation amoureuse (de la rupture à l’amour recouvré) ; celle qui lie Marie, cette jeune femme pleine de fougue, “impossible, unique, irrésistible” (F 146), au narrateur anonyme dont on ne sait que très peu de choses, si ce n’est qu’il approche des quarante ans dans le premier opus (FA 86). Par l’exploration du couple qui en constitue le sujet, le cycle témoigne de cet espace intervallaire entre deux êtres, invisible, impalpable, qui est donc rien, mais à partir duquel une relation peut advenir et se développer, voire être revivifiée : l’intime. Au départ de l’outillage notionnel développé par François Jullien dans son ouvrage De l’intime. Loin du bruyant amour[3], on analysera ici comment ce concept d’intime se déploie subrepticement tout au long de l’ensemble romanesque et comment il peut déterminer un des aspects de la poétique de l’auteur belge. | |
2 | L’intime est le lieu de la rencontre entre deux altérités – l’Autre et soi –, entre deux corps objectifs comme dirait Michel Henry[4], qui vont, à partir de leurs corps subjectifs, c’est-à-dire de leurs intériorités, en fonder un nouveau, que François Jullien nomme “dedans partagé”[5]. Ce troisième corps subjectif constitue ainsi l’espace “le plus intérieur”[6] qui pourtant est nourri par le “dehors” dont il émane (les deux corps objectifs). Cet intime, qui est mis à mal dans Faire l’amour dès lors que le narrateur et Marie n’arrivent plus à communiquer, à se comprendre, ni à s’aimer, est pourtant ce qui va démanteler peu à peu la rupture (extérieure) qu’ils avaient choisi de vivre. | |
Marie aurait voulu ne plus penser à moi, ni maintenant ni jamais, mais elle savait très bien que ce n’était pas possible, que je risquais de surgir à tout moment dans ses pensées, comme malgré elle, de façon subliminale, une soudaine réminiscence immatérielle de ma personnalité, de mes goûts, un détail, ma façon de voir le monde, tel souvenir intime auquel j’étais indissolublement associé, car elle se rendait compte que, même absent, je continuais de vivre dans son esprit et de hanter ses pensées. (VSM 81, nous soulignons) | ||
En effet, irrémédiablement unis au niveau le plus intérieur, ils vont être amenés à se retrouver[7], après avoir échappé l’un à l’autre, s’être manqué et s’être distancés dans les deux premiers tomes[8], et, par conséquent, à mettre fin à la fin de leur amour. | ||
[J]’eus le sentiment alors que notre relation était en train de prendre un tour nouveau. Car, de même qu’il arrive parfois qu’une fêlure s’installe dans la vie amoureuse d’un couple, qui, avec le temps, ne peut que s’étendre et s’aggraver pour aboutir à une rupture définitive, je sentais que pour nous, c’était plutôt dans le principe même de notre rupture qu’une lézarde était en train de s’installer, qui, avec ce que nous venions de vivre et le fait que Marie était enceinte, ne pourrait que s’accroître, au point que, si elle venait à s’élargir encore, c’est l’idée même de notre séparation qui se trouverait menacée (et que nous finirions, tôt ou tard, par nous remettre à vivre ensemble). (N 159) | ||
De l’union de la main et du regard | ||
3 | Le repli momentané de l’intime dont témoigne Faire l’amour s’estompe au fil des textes pour finalement disparaitre et laisser ressurgir la connivence infrangible des deux personnages : “Je sentais une complicité ancienne renaître entre nous, et j’étais envahi par un curieux mélange d’émotion et de timidité” (VSM 176). Les dernières pages de Fuir[9] montrent comment ils passent du premier au second régime : ils finissent par se retrouver et s’étreindre, une fois la nuit tombée (F 168) grâce à l’élément aquatique, qui participe de l’imaginaire nocturne développé par l’auteur[10] – il est ainsi question d’une “mer d’huile noire” (F 160), d’une “eau noire, lourde, ample, sombre” (F 168) – et associé dans le cycle à l’intimité et à l’amour. Par ailleurs, le fait que les évènements relatés dans Fuir précèdent ceux de Faire l’amour peut être lu comme le souhait du narrateur de nier leur séparation, d’échapper à leur rupture, en réévoquant leur passé, en retournant quelques mois avant celle-ci. De même, le fait que le narrateur se sépare de son flacon d’acide chlorhydrique à la fin du premier roman peut indiquer qu’il se débarrasse de ce qui métaphorisait la violence latente au sein de son couple[11]. Aussi, la fin de Nue, que celle de La vérité sur Marie annonce déjà, présage la fin du terme que le narrateur et Marie avaient fixé à leur amour. Comme on ne pose pas de terme au Temps, on ne peut en poser à l’Amour. Dès lors, avec Nue, Toussaint sonne paradoxalement le glas de leur rupture ou, vu autrement, de la fin de cet amour qui perdurera dans l’enfant à naître. Ainsi, au terme des quatre récits, le lecteur est amené à suivre un couple qui se défait, ou pense se défaire, pour mieux se reconstruire. C’est, en somme, l’histoire de la menace d’une séparation jamais totalement effectuée, d’une rupture qui n’a jamais vraiment (eu) lieu. Ou plutôt, c’est l’histoire de la force de l’amour qui existe entre deux êtres qui ne peuvent réellement vivre l’un sans l’autre et qui, lorsqu’ils se détestent, ne peuvent le faire que “passionnément” (VSM 51). | |
4 | Restituer l’expérience sensible qui est à la base de l’intime, tel est un des enjeux de l’écriture toussanctienne, cette écriture dynamique, tumultueuse, des battements du cœur pourrait-on dire, qu’il a mise sur pied[12]. Car, ainsi que le proclame le narrateur dans La vérité sur Marie, “[l]a main et le regard, il n’est jamais question que de cela dans la vie, en amour, en art” (VSM 58). D’une main et d’un regard qui touchent, qui caressent, qui explorent, qui déshabillent. On assiste de cette manière à la mise à nu d’une relation à travers le mouvement d’une main et d’un regard, qui est autant celui de l’amoureux transi que celui de l’écrivain – où l’un et l’autre se confondent. Toutefois, ce mouvement qui s’origine dans la corporéité se conclut dans l’immatériel. Selon les termes de Michel Henry, il émanerait du corps objectif (tangible) mais le dépasserait pour atteindre le corps subjectif (impalpable). La main et le regard disent, à travers le corps, une vérité suprasensible qui est celle de l’intime. | |
Il y avait non seulement de la complicité entre nous, mais déjà de la tendresse, et même davantage, un commencement de rapprochement, une attraction qui passait par les yeux et que nous sentions monter vers nos mains, un attrait invisible, une aimantation, très forte, lourde, puissante, inéluctable, comme si, depuis cinq mois que nous étions séparés, n’avait cessé de travailler en nous de façon souterraine l’énergie de l’élan irrésistible qui ne pouvait que nous jeter dans les bras l’un de l’autre cette nuit. (VSM 56, nous soulignons) | ||
À cet égard, il appert que le cycle s’inscrit dans une logique de la sensation, de l’émoi sensible. Comme le note Nicolas Xanthos, “c’est bien par ce biais [des sens] que le monde est rendu dans les romans de Toussaint”[13]. Aussi, la sensualité à vif qui est perceptible dans le cycle témoigne d’un au-delà des corps qui touche à la profondeur des êtres, la plupart du temps inexprimable, si ce n’est par une onomatopée : “Toi, dès que ta main m’effleure, mmmmhhh” (N 30). Dès lors, ainsi que l’affirme le narrateur dans Fuir, “[l]’union retrouvée du regard et de la main” équivaut au “secret du geste juste” (F 98)[14]. | ||
5 | La main et le regard constituent en ce sens les vecteurs privilégiés de l’intime, ainsi qu’en témoignent plusieurs extraits du texte : | |
Marie m’attendait sur le quai, elle me regardait descendre la passerelle, avec quelque chose de beau, d’attentif et de voilé dans le regard. L’amour avait été présent dès la seconde où nous nous étions revus, dès le premier regard, même si mes bras, mes mains que je sentais aimantés vers elle, se gardèrent bien de confirmer l’aveu implicite que mes yeux avaient laissé échapper. (VSM 169, nous soulignons) | ||
Marie me prit doucement la main sous la pluie. Elle ne m’avait pas regardé, elle avait simplement soulevé la main à côté d’elle et avait pris la mienne avec naturel, et ce geste si tendre [...] m’emplit d’apaisement. (N 102) | ||
Ces gestes, ténus, particulièrement modestes, trahissent pourtant une intensité affective qui peu à peu vient combler la rupture, la faille qui s’était instaurée entre les deux personnages. La main et le regard à la fois induisent et expriment le rapport d’intimité entre deux êtres, de même qu’ils précèdent et annoncent l’union des corps : “nos regards s’étaient croisés et enlacés dans l’eau” (VSM 176). | ||
6 | L’importance accordée à la main et au regard renvoie au geste intime qui conjoint le dehors (l’extériorité), duquel il émane, et le dedans (l’intériorité), ce à quoi il touche : “Par un déplacement si minime dans l’espace extérieur, il fait franchir, d’un coup, la barrière intérieure, abolit la frontière de l’Autre, son quant-à-soi”[15]. En outre, il n’a pas besoin de l’explication par le langage verbal. | |
Nous nous étions arrêtés dans le couloir, nous avions posé le meuble à nos pieds, et nous nous regardions dans la pénombre, nous ne disions rien, mais nous nous comprenions, nous nous étions compris. Je l’aimais, oui. Il est peut-être très imprécis de dire que je l’aimais, mais rien ne pourrait être plus précis. (VSM 57) | ||
De même, tous les “nous” présents dans l’extrait témoignent, d’une manière aussi claire qu’implicite, de leur complicité et de leur unité consubstantielle. L’intime est donc tacite[16], discret, subreptice : | ||
Marie, alors, très lentement, s’était approchée de moi, sans force, somnambulique, m’avait touché l’épaule sans un mot pour me remercier implicitement d’être venu la rejoindre. (VSM 46) | ||
Elle s’aida de mon bras pour se relever, m’étreignit un instant en silence dans le salon, dans un geste de gratitude muette de l’avoir accompagnée à l’île d’Elbe, de sympathie partagée [...]. (N 125, nous soulignons) | ||
Mais bien que silencieux, l’intime peut tout autant être tonitruant. | ||
Et c’est alors, que, m’immobilisan 0 0 x 0 @ 0 is apparaître très lentement une larme sous le mince rebord noir des lunettes de soie lilas de la Japan Airlines, une larme immobile, à peine formée, qui tremblait tragiquement sur place, indécise, incapable de glisser davantage le long de sa joue, une larme qui, à force de trembler à la frontière du tissu, finit par éclater sur la peau de sa joue dans un silence qui résonna dans mon esprit comme une déflagration. (FA 26-27, nous soulignons) | ||
7 | Qui plus est, l’intime crée son propre langage, en dehors des mots, ce dont témoigne notamment l’épisode de la rencontre de Marie et du narrateur, où ce dernier, à partir des mouvements qu’il réalise avec son verre à pied, son déplacement tout en douceur et une imperceptible trinquée, va réussir à séduire Marie sans avoir recours au langage : | |
Sept ans plus tôt, elle m’avait expliqué qu’elle n’avait jamais ressenti un tel sentiment avec personne, une telle émotion, une telle vague de douce et chaude mélancolie qui l’avait envahie en me voyant faire ce geste si simple, si apparemment anodin, de rapprocher très lentement mon verre à pied du sien pendant le repas […]. Ce n’était donc pas par des mots que j’étais parvenu à lui communiquer ce sentiment de beauté de la vie et d’adéquation au monde qu’elle ressentait si intensément en ma présence, non plus par mes regards ou par mes actes, mais par l’élégance de ce simple geste de la main qui s’était lentement dirigée vers elle avec une telle délicatesse métaphorique qu’elle s’était sentie soudain étroitement en accord avec le monde […]. (FA 18-19, nous soulignons) | ||
Vérité, nudité | ||
8 | L’intime témoigne donc d’une connivence, d’une entente secrète, d’une connaissance profonde. Ainsi, la tétralogie est mue par un mouvement vers la nudité, non pas seulement physique, corporelle, matérielle, mais celle qui relève de l’intime et qui est liée à la vérité des êtres. De cette manière, le narrateur prétend sans aucune hésitation : | |
[J]amais je ne me trompais sur Marie, je savais en toutes circonstances comment Marie se comportait, je savais comment Marie réagissait, je connaissais Marie d’instinct, j’avais d’elle une connaissance infuse, un savoir inné, l’intelligence absolue : je savais la vérité sur Marie. (VSM 74) | ||
Cette connaissance viscérale qu’a le narrateur de Marie – et qui s’impose à lui – n’est pas, comme on pourrait le penser de prime abord, forfanterie, mais preuve de cet intime qui les unit, de la relation, de cet intervalle qui se développe entre et à partir d’eux. C’est pourquoi il est “en mesure de combler le vide de ce qui s’était passé [...] et de reconstituer, de reconstruire ou d’inventer, ce que Marie avait vécu en [s]on absence” (VSM 52). Au demeurant, s’il est possible de parler de la vérité sur Marie, c’est justement parce qu’elle touche à l’intime – car a priori LA vérité n’existe jamais. L’intime donne ainsi lieu à cette “vérité nouvelle” et “idéale” qui est imaginée dans la tétralogie, “qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité, et ne viserait qu’à la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle” (VSM 166, nous soulignons). | ||
9 | L’intime relève donc de cette accointance indéfectible qui permet, par exemple, au narrateur de savoir –sans qu’il n’en ait pourtant aucun moyen –, dans Nue, que Marie ne lui dit pas tout ce qu’elle veut lui dire, lorsqu’elle lui donne rendez-vous dans le café de la place Saint-Sulpice : | |
Je regardais la silhouette de Marie de dos à travers la vitre du café – elle était déchirante, cette nuit, sous la pluie –, et je compris alors, à ce moment-là, j’en eus la certitude, en un éclair, que ce n’était pas ça, la chose qu’elle avait à me dire – la mort de Maurizio et sa proposition de l’accompagner à l’île d’Elbe pour l’enterrement –, mais que ce qu’elle avait à me dire, elle ne me l’avait pas encore dit et qu’elle ne me le dirait pas ce soir, mais seulement quelques jours plus tard à l’île d’Elbe. Et quand, plus tard, je repenserais à cet instant, il se vérifierait que je ne m’étais pas trompé. (N 98) | ||
De par son caractère osmotique, l’intime rend compte de l’instinctif, d’un lien à l’autre en partie inexplicable, qui se traduit notamment par le partage avec autrui de signes secrets et spécifiques. Plus loin dans le roman, une fois qu’il aura appris ce que Marie devait lui dire, le narrateur affirme ainsi : “Je l’ai su par l’image, de façon subliminale, comme si l’invisible était entré dans ma vision, et l’éternité dans le temps” (N 154). Ici se découvre, au-delà de la question du temps sur laquelle nous reviendrons plus tard, la question de l’invisible qui détermine également l’intime. | ||
10 | Le lien intime peut renvoyer à ce qui est appelé, dans le langage courant, le sixième sens. Un passage dans Nue explicite cet aspect, lorsque le narrateur évoque et dit ressentir “la présence invisible de Marie à quelques mètres de [lui], très forte, puissante, attractive” (N 52), alors qu’il ne la voit pas[17]. Mais l’intime est aussi un espace qui échappe à l’espace. Immatériel, il ouvre à un autre monde au sein du Monde, qui peut être vu comme un jardin secret, précieux et profond, qui constitue un refuge face à l’agitation et aux menaces[18] du monde extérieur, un lieu qui se donne comme résistance au Monde. Dès lors, c’est en son sein, à travers l’union charnelle, que peuvent s’apaiser les tensions causées par le monde extérieur (secousses sismiques, mort du père, incendies, etc.). De tels moments sont repérables dans chacun des romans : | |
La peur extrême qu’elle avait ressentie, la fatigue, l’épuisement, l’exacerbation de tous ses sens depuis le début de la nuit se traduisit alors par un besoin irrépressible de réconfort, une brûlante envie d’union des corps et d’abandon. [...] Et je compris alors, tandis qu’elle se blottissait toujours plus fort contre moi, que le désir charnel resté inassouvi après notre étreinte de cette nuit, notre étreinte incomplète de cette nuit, interrompue, inaboutie, avait maintenant besoin d’un exutoire pour qu’elle puisse libérer les tensions qu’elle avait accumulées. (FA 73 et 74) | ||
Et, elle qui n’avait pas pleuré jusqu’à présent, elle qui ne s’était jamais départie de cette attitude de froideur, de force et de distance, de cette douleur contenue, glaciale, butée et comme foncièrement exaspérée depuis qu’elle avait appris la nouvelle de la mort de son père, elle qui n’avait pas pleuré pendant l’enterrement ni quand nous nous étions retrouvés, elle attendit le dernier mètre, elle attendit d’arriver à ma hauteur et de poser la main sur mon épaule pour fondre en larmes, [...] Marie, sans force à présent, immobile dans mes bras, qui ne bougeait plus, qui ne nageait plus, qui flottait simplement, dans mes bras [...]. (F 170) | ||
Marie traversa la chambre pieds nus et se glissa dans mon lit, vint se blottir contre moi. Je sentais la chaleur de sa peau contre mon corps. Le jour à peine levé sur la Rivercina, et nous nous serrions l’un contre l’autre dans le lit, nous nous enlacions dans la pénombre pour apaiser nos tensions [...]. (VSM 204-205) | ||
Et, alors, toujours unis l’un à l’autre dans la chambre, serrés l’un contre l’autre, titubant, trébuchant contre les meubles, heurtant le barbecue, nous divaguâmes jusqu’au lit, sur lequel nous nous laissâmes tomber. Nous nous embrassions dans le noir, avec élan, avec détresse, avec confiance, avec amour, je sentais la fragilité de Marie dans mes bras, nous nous serrions éperdument dans les bras l’un de l’autre, comme deux mois plus tôt dans ce même lit, joignant nos corps, unissant nos vies, égalisant nos âmes, pour apaiser nos tensions, pour libérer les angoisses qui nous oppressaient depuis si longtemps, les dissoudre, les faire disparaître [...] (N 168-169, nous soulignons) | ||
11 | De surcroît, l’intime, entité dynamique[19], constitue une transcendance au cœur de l’immanence : “L’intime est l’irruption continue d’une immensité du Dehors, mais au plus intérieur de (que) mon intérieur et promouvant celui-ci”[20]. Au cœur du plus intérieur, du plus profond des êtres et de leurs corps subjectifs, il ouvre paradoxalement à un au-delà, à un espace immatériel qui les dépasse, bien qu’il émane d’eux. L’intime, l’immatériel, se déclare à travers des affects engendrés par la matière empirique du Monde. Toutefois, dans la tétralogie, cet immatériel va (re)devenir matériel : le troisième corps (subjectif) de leur relation va prendre corps dans l’enfant à venir. Le mouvement intime qui provient de la corporéité retourne ainsi à la corporéité. | |
12 | À partir de cette question de la corporéité se pose celle de la nudité, inhérente à celle de l’intime. La nudité, qui “s’accorde bien avec l’air et la mer” (VSM 197), est un des traits constitutifs de Marie, si ce n’est sa caractéristique fondamentale, pour elle qui, dans ses créations, unit “les chairs nues et les tissus invisibles” (F 147). C’est autant sa vérité que sa force. Toutefois, cette nudité n’est pas érotique, elle n’est pas forcément sexuelle, mais elle est, avant tout, ontologique : “Il y avait pour elle comme une abstraction radicale, une abrasion, un décapage de la réalité sociale des choses, qui faisait qu’elle semblait toujours déambuler comme nue à la surface du monde” (N 38-39). Elle n’est donc pas inscrite dans une quelconque débauche ou obscénité, mais elle se rapproche plutôt d’une sorte d’alliance à la nature et à l’état premier, adamique, de l’être humain. Le narrateur ajoute à son sujet qu’elle est “sa signature, ou son chiffre secret, la preuve de son adéquation consubstantielle au monde, dans ce qu’il y a de plus permanent et d’essentiel depuis des centaines de milliers d’années” (N 39). Le personnage de Marie, qui “atteignait d’instinct la dimension cosmique de l’existence” (N 38) par sa “qualité d’émotion incomparable” (N 146), s’inscrit par conséquent en porte-à-faux par rapport à la tradition occidentale qui associe la nudité à la honte, à une perte de contenance[21], alors qu’elle peut être bien plutôt le reflet d’une simplicité, d’une vérité du corps qui est indéniablement liée à l’intime. Comme le révèle Bataille, dans l’érotisme, “[l]’action décisive est la mise à nu [...] [qui permet] un état de communication, qui révèle la quête d’une continuité possible de l’être au-delà du repli sur soi”[22]. L’intime constitue l’espace par excellence de la nudité. C’est pourquoi, dans Faire l’amour, le narrateur et Marie, lorsqu’ils s’étreignent brusquement, presque avec hostilité[23] (FA 25-31), ne sont pas nus – ils ne peuvent dès lors, séparés bien qu’ensemble, vivre l’intime – au contraire, par exemple, de leurs unions à l’ile d’Elbe. Il en est de même dans Fuir (F 153-155), où l’acte, composé de caresses désordonnées, sauvages, hargneuses, se termine par “un coup de chatte dans la gueule” (F 155). La présence du vêtement trahit l’entrave qui existe entre les deux personnages. | |
Du Je au Nous | ||
13 | Dans l’intime, la frontière entre l’un et l’autre se dissipe – il n’y a plus forcément de limitation physique. Ceci prend tout son sens lorsque le narrateur relate des épisodes de la vie de Marie qu’il n’a pu vivre, n’étant pas à ses côtés, à partir du point de vue de Marie : que ce soit l’errance de Marie dans les rues de Portoferraio dans Fuir (F 139-153) ou le retour de Marie du Japon à Paris dans La vérité sur Marie (VSM 82-150). Le narrateur devient par moment l’Autre ; il est Marie. Aussi, comme le formule Jullien, “l’autre est conscience à l’unisson de moi-même”[24]. Dès lors, il n’est pas étonnant que le narrateur notifie les sentiments de Marie – éléments à priori personnels et impénétrables : | |
Mais, après le coup de téléphone, Marie s’était sentie submergée par une vague de nostalgie et de tristesse en se rendant compte qu’elle allait rentrer à Paris sans moi alors que nous étions arrivés ensemble au Japon une semaine plus tôt. (VSM 79-80, nous soulignons) | ||
À l’instar de Marie pour le narrateur, celui-ci projette combien il reste toujours présent dans les pensées de la jeune femme : “même absent, je 0 0 x 0 @ 0 pan> | ||
14 | Plus encore, dans Fuir, après que le narrateur a appris le décès du père de Marie, elle et lui ne font plus qu’un : “je – ou elle –, je ne sais plus” (F 49-50), de même que la violente lumière parisienne qui accable Marie vient assaillir l’esprit de son amant, qui est pourtant plongé dans la nuit chinoise : “[...] et mon esprit était assailli d’images contradictoires, de soleil et de nuit, d’éblouissements et de ténèbres” (F 48). Un élément supplémentaire marque leur fusion : le narrateur pleure (F 48), alors que c’est une réaction d’habitude réservée à Marie. De plus, à partir de ce moment, il éprouve une sorte de dissonance entre son moi intérieur et le monde extérieur, comme si tout en étant en Chine physiquement, il se trouvait retenu psychiquement à Paris avec/par/dans Marie[25]. | |
Depuis cette nuit, depuis le coup de téléphone de Marie dans le train, je percevais le monde comme si j’étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l’ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde pourtant familier qu’on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit. (F 63-64, nous soulignons) | ||
15 | Dans la même optique, on peut également mentionner le moment où, dans La vérité sur Marie, lorsque le narrateur a rejoint l’héroïne après le malaise cardiaque de Jean-Christophe de G., ils entament une brève étreinte[26] qui est décrite comme suit : “[...] nous nous fondions l’un contre l’autre, inconscients de nous-mêmes” (VSM 59). Si l’intime est le lieu où la frontière entre l’un et l’autre se dissipe, il permet une réelle ouverture à l’Autre, un accès au “Toi”[27], de même que l’émergence du “Nous”. Dès lors, l’individualité des deux personnages se dissout au cœur de l’intime. La formule qui conglutine le narrateur et Marie dans Faire l’amour – “[n]ous ne formions plus qu’un seul corps bicéphale étroitement imbriqué” (FA 52) –, réitérée dans Nue – “nous ne formions sans doute pour lui qu’une seule entité, un seul être bicéphale bizarrement imbriqué” (N 115) –, ne pourrait mieux rendre compte de cet aspect. | |
16 | Ainsi, l’émergence du nous au sein de la tétralogie confirme la régénérescence de l’intime entre les protagonistes, car celui-ci, espace de partage, requiert la première personne du pluriel. La tétralogie, à travers la figure de Marie, représente par conséquent un tournant, une inflexion, dans l’œuvre de Toussaint, dans la mesure où le narrateur moi-sujet solipsiste ne représente plus l’unique personnage principal, mais où un autre personnage vient, dans un premier temps, le concurrencer pour finalement se poser en vis-à-vis de lui : Marie. C’est donc un mouvement complètement inverse à celui qu’a analysé Olivier Bessard-Banquy qui se développe au fur et à mesure des pages du cycle et qui s’affirme pleinement avec le quatrième volet de la tétralogie. En effet, ce dernier alléguait[28] que : “c’est là peut-être l’art extrême de Toussaint que de pouvoir suggérer le charme triste des rencontres qui, loin de révéler une manière de multiplication de soi par l’autre, soulignent au contraire une sorte de division de tout et rendent plus évident encore l’isolement des êtres”[29]. La tétralogie rend compte d’un mouvement d’aller vers l’Autre – qui est aussi aller avec l’autre (con(ni)[cum]-vence[venire]) – et s’accorde à la conception bataillienne de l’érotisme : “Ce qui est toujours en question [dans l’érotisme] est de substituer à l’isolement de l’être, à sa discontinuité, un sentiment de continuité profonde”[30]. | |
17 | Dès lors, plus que d’une poétique de l’intériorité réduite à une subjectivité autarcique, ainsi que Nicolas Xanthos a déterminé l’œuvre toussanctienne[31], il serait préférable de parler d’une poétique de l’intimité[32] au sujet du cycle consacré à la figure de Marie. S’y déclare en effet l’importance de l’ “auprès”[33], de la proximité avec un Autre : | |
Marie et moi avions passé une semaine ensemble à la Rivercina, multipliant les jeux d’approche invisibles pour essayer de nous retrouver, nous croisant au rez-de-chaussée de la maison avec des serviettes de bain sur l’épaule et des lueurs séductrices dans le regard, entrelaçant nos trajectoires dans les jardins de la propriété, ne nous éloignant un instant l’un de l’autre que pour nous rejoindre au plus vite. Au fil des jours, la distance qui séparait nos corps se réduisait inexorablement, devenait de plus en plus ténue, s’amenuisait d’heure en heure, comme si elle allait nécessairement devoir un jour se combler. Nous nous frôlions, le soir, sur la terrasse, en débarrassant la table à la lueur de la bougie, et nos ombres ne s’esquivaient pas dans la nuit, insistaient au contraire, recherchant des effleurements secrets dans le noir. (VSM 180-181) | ||
Cette contiguïté dépasse néanmoins la simple proximité physique, car, comme le dit Jullien, “l’intime n’est pas de contact (coudoiement), mais d’intériorité”[34], il est partage non pas d’espace matériel mais d’être, immatériel. Le narrateur le confirme : “Cela n’avait rien de physique ou de matériel” (VSM 183), en précisant que lorsque Marie dormait dans la pièce au-dessus de lui, il entendait “le murmure de ses rêves [de Marie] qui s’écoulait dans son esprit” (VSM 183), pour ensuite se demander : | ||
Ou bien était-ce dans mon propre esprit que s’écoulaient maintenant les rêves de Marie, comme si, à force de penser à elle, à force d’invoquer sa présence, à force de vivre sa vie par procuration, j’en étais venu, la nuit, à imaginer que je rêvais ses rêves. (VSM 184) | ||
Bien plus, dans Fuir, alors qu’ils sont séparés physiquement, leurs esprits “un instant, avaient communié dans l’hommage et la douleur, s’étaient rejoints et enlacés dans l’azur” (F 139), tandis que dans Faire l’amour, bien que ce soit à deux moments différents, autant l’un[35] que l’autre[36] se voient affectés par l’évocation du tremblement de terre, qui possède une signification particulière pour eux. | ||
Lieu immatériel, lieu de l’immémorial | ||
18 | Alors que le titre du premier opus de la tétralogie de Jean-Philippe Toussaint semble annoncer qu’il sera teinté d’érotisme, il n’en est rien ; c’est plutôt les larmes et une certaine violence qui le caractérisent, celle de la rupture. Pourtant, l’acte sexuel est ce par quoi débute (dans le hérissement et la férocité), mais aussi se termine (dans la tendresse), le cycle que Toussaint consacre au personnage de Marie. Dès lors, quelle place l’acte sexuel occupe-t-il dans l’ensemble de la tétralogie ? Dans quelle perspective s’inscrit-il ? | |
19 | Au sein du cycle, il y a en définitive peu de scènes sexuelles, à peine plus d’une par roman[37] et la plupart sont soit interrompues et/ou ratées lorsque le lien intime entre les deux amants est chancelant, soit à peine décrites lorsque l’amour est intensément présent, alors doucement laissées aux blancs du texte, reléguées dans les limbes du non-écrit, loin de “la lumière implacable des mots” (VSM 61) qui s’oppose à la douce obscurité de l’amour. La jouissance physique n’est ainsi jamais exposée, elle manque toujours. Mais si elle n’apparait pas, c’est parce qu’elle importe peu[38]. Comme le dit Jullien, “l’intime vit du retrait et se tait”[39]. C’est à la jouissance métaphysique que s’intéresse Toussaint, à ce qui dépasse les corps, lorsque deux amants résonnent l’un à l’autre. L’amour ne s’écrit ni ne se dit chez Toussaint, si ce n’est à peine murmuré : | |
Alors, remuant de nouveau doucement les lèvres en regardant Marie en contrebas, je lui dis que je l’aimais – je le dis à genoux. Je t’aime, Marie, lui dis-je, mais aucun son ne sortit de ma bouche, je ne m’entendis même pas le dire, peut-être n’avais-je pas ouvert la bouche, peut-être l’avais-je seulement pensé – mais je l’avais pensé. (N 80-81) | ||
Est ainsi évoquée “la difficulté, voire l’impossibilité de recouvrir de mots ce qui avait été la vie même” (VSM 61). Dès lors, la question de Marie qui clôt la tétralogie ne trouvera jamais de réponse, ou bien la réponse est justement le blanc final au sein duquel résonne l’ensemble de la tétralogie. L’amour ne se dit, ni ne s’écrit, mais se ressent, de même que, dans l’œuvre, la vraie jouissance n’est pas physique mais amoureuse, là où, notamment, le post coïtum animal triste ne survient pas, car autant l’amour que l’acte sexuel peuvent porter l’être humain au-delà des déconvenues du corps et de sa contingence. L’absolu chez Toussaint est par conséquent différent de celui que Bataille décrit dans son Érotisme, qui se saisit dans l’orgasme. L’absolu se trouve ici au cœur du sensible, dans l’intime, immatériel, et il n’apparaît donc pas comme forcément provisoire. | ||
20 | L’intime, comme espace hors du monde, donne lieu à la suspension du temps. Il permet ainsi à l’éternité de rentrer dans le temps (N 154) et offre par conséquent une solution au désir toussanctien, qui s’apparente à un leitmotiv[40] d’échapper au temps et à son écoulement. Plus encore, il répond et se donne comme alternative à ce que Bessard-Banquy a nommé “la poétique du souci”, “qui caractérise cette œuvre inquiète [et qui] est le produit dédramatisé d’une écriture en proie aux angoisses de la finitude et de l’isolement”[41]. En outre, cette conception se rapproche de la pensée orientale de la pérennité dans l’ “impermanence”[42] que symbolise communément la fleur de cerisier qui se défait au vent, d’autant plus que l’expérience intime qui est “caractérisée par le renoncement à soi et à la disponibilité subjective et [qui] débouch[e] sur une forme d’harmonie” est, comme le décèle Pierre Piret, “explicitement référée à l’Orient”[43] dans l’œuvre de l’auteur belge. Suivant la conception bouddhique, le moment intime, bien qu’éphémère, atteindrait pourtant à l’éternité précisément parce qu’il est transitoire. Il reste présent parce qu’il s’inscrit dans un autre régime du temps (pathétique), un temps anhistorique. Il est de l’ordre de l’immémorial. Dans la tétralogie, l’Autre, mais aussi l’amour et, par voie de conséquence, l’intime, deviennent l’autre nom du temps – voire l’autre non du temps[44]. De plus, l’enfant que le narrateur et Marie auront, produit de leur relation, relance et perpétue concrètement le temps de leur amour et incarne dès lors un point de trouée du temps. Faire l’amour, vivre l’intime, pour contrer le Temps et donc la mort. Comme le dit Jullien, ce lieu particulier “fait découvrir l’infini par sa ressource”[45], ce que la tétralogie illustre par la question finale de Marie qui reste sans réponse. L’interrogation finit alors par s’adresser au lecteur et l’entraîne à reconsidérer l’ensemble de la tétralogie dans le blanc scriptural qui la suit. Le mouvement de relance indirect qu’elle perpètre propulse ainsi leur relation amoureuse dans l’infini spiralaire – ou l’infinie spirale – de l’Amour, au cœur de l’intime. | |
21 | Enfin, les titres des quatre œuvres qui composent la tétralogie renvoient indéniablement à l’intime : Faire l’amour c’est le vivre ; il permet de Fuir le monde ; La vérité sur Marie est une vérité qui en relève et enfin Nue, c’est la forme qu’il prend (simple et dépouillée) dans les liens humains. Au sein du cycle, on évolue dès lors de l’acte sexuel (Faire l’amour[46]), vide s’il n’y a pas de relation, vers le cœur de l’intimité propre à une relation amoureuse : la nudité (Nue), après être passé par la fuite (Fuir) et une révélation sur la “vérité” d’une telle relation (La vérité sur Marie), son exigence de nudité, Toussaint lui-même le concédant : “on pourrait alors dire que la vérité sur Marie, c’est sa nudité”[47]. Par ailleurs, l’épigraphe de Nue – Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune –, emprunté à Dante, propitiatoire, peut renvoyer à l’expression de l’intime qui seul peut permettre de dire le plus profond d’un être, la préciosité et la singularité de sa personne, de faire affleurer l’indicible et sa vérité inaugurale, de révéler son essence. | |
22 | En somme, l’aboutissement de l’intime chez Toussaint c’est l’amour cosmique : “Mais je me suis rendu compte que le livre devait se terminer avec la scène d’amour dans la chambre de la Rivercina. Que ça devait finir là, que plus rien n’avait d’importance ensuite”[48]. Avec l’intime (amoureux) comme absolu, ce dernier, incandescence, qui se déclare de manière éclatante dans la tendre étreinte amoureuse finale de la tétralogie, réside au cœur de la vie, dans le simple, le banal mais qui est toutefois fervent, inouï. L’intime, force de vie, permet donc de vivre l’instant pur au cœur du quotidien. Enfin, l’ “énergie romanesque pure”[49] (“une énergie intérieure”) qu’évoquait Jean- Philippe Toussaint lors de son entretien avec Marie Desplechin en 2009, “ce quelque chose d’invisible, de brûlant et de quasiment électrique, qui surgit parfois des lignes immobiles d’un livre”[50], qui apparaît comme l’objet de sa quête scriptuaire, peut alors être vue comme l’expression de cette énergie de l’intime, d’un rien (car immatériel) qui est tout. Cette dernière fait en outre écho à une des caractérisations générales établies sur son œuvre, dite minimaliste, mais non plus seulement par rapport à une matière fictionnelle dépouillée, dérisoire (personnages et intrigues inconsistants), mais aussi par le fait qu’elle se crée et se développe à partir de l’imperceptible, de l’infinitésimal. De surcroît, Laurent Demoulin, qui a également commenté cette notion “d’énergie romanesque” qu’il qualifie pour sa part de poétique, déclare, rejoignant notre hypothèse par devers lui, “[l]’énergie romanesque serait cette force intime qui permettrait à une scène de fonctionner par elle-même”[51]. L’élan intime, qui est aussi élan érotique, un “élan furieux d’énergie et de vie” (VSM 26), alimente par conséquent l’élan poétique toussanctien. | |
Corentin Lahouste Université catholique de Louvain |
Notes
[1] Arthur Rimbaud, “Being Beauteous”, dans Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Paris, Gallimard, 2009, <Bibliothèque de la Pléiade>, n° 68, p. 294.
[2] Les références aux œuvres du cycle se feront dans le corps du texte au moyen des abréviations suivantes : FA pour Faire l’amour (Paris, Minuit, 2009, <Double>), F pour Fuir (Paris, Minuit, 2009, <Double>), VSM pour La vérité sur Marie (Paris, Minuit, 2009) et N pour Nue (Paris, Minuit, 2013).
[3] François Jullien, De l’intime. Loin du bruyant amour, Paris, Grasset, 2013.
[4] Nous reprenons la distinction entre corps objectif et corps subjectif à Michel Henry qui, dans Philosophie et phénoménologie du corps (Paris, PUF, 1965, <Épiméthée>), établit ce qu’il considère être la double réalité ontologique de l’être humain : qu’il possède un corps objectif – qui se donne visiblement dans le monde – qui se fonde lui-même sur un corps subjectif, prééminent et prédominant, lieu (immatériel) de l’affectivité.
[5] François Jullien, op. cit., p. 15.
[6] En effet, le mot “intime” provient du superlatif latin intimus (voir Ibid., p. 25). L’idée de creuser toujours davantage l’intérieur, rappelle le motif de la spirale, auquel on peut conférer une configuration nouvelle, liée également à l’intime.
[7] Ce mouvement général de la tétralogie se trouve exprimé de manière particulière à la fois dans Fuir, dans La vérité sur Marie et dans Nue, qui tous trois débutent sur une situation où le narrateur et Marie sont séparés et se terminent sur une scène où ils sont réunis (dans les bras l’un de l’autre).
[8] Un exemple probant de cet état est lorsque, dans Fuir, ils se cherchent tous les deux (dans la très petite ville de l’ile d’Elbe), font la même chose, mais qu’ils ne cessent de se rater (F 139, 144-145 et 156-157).
[9] Mais déjà un extrait antérieur énonce ce retour de l’amour, lorsque le narrateur navigue vers l’île d’Elbe, où il compte rejoindre Marie : “et j’eus alors une brusque bouffée de tendresse à l’égard de Marie, non pas simplement de compassion, mais simplement d’amour” (F 127).
[10] Voir Corentin Lahouste, “L’imaginaire nocturne de Jean-Philippe Toussaint”, dans Les Lettres romanes, n° 70, 1-2, Brepols Publishers, 2016, p. 183-200.
[11]Aussi, dans Nue, est narrée la suite de cet épisode. Le narrateur rentre à son hôtel. Là, se rasant, il affirme : “À mesure que je détachais des rectangles de mousse de mes joues, de mon cou, j’avais le sentiment de me retrouver peu à peu, de refaire surface après une longue absence, une parenthèse douloureuse de ma vie” (N 45). La parenthèse douloureuse qu’il évoque était métaphorisée par l’acide duquel il a pu se débarrasser. Au demeurant, il voit apparaitre un grand “sorry” lumineux dans la nuit (N 46) – à la place de SONY –, qui se présente comme un “aveu subliminal destiné à Marie” (N 46).
[12]L’élan scriptural toussanctien manifeste ainsi l’intensif qui détermine l’intime (voir François Jullien, op. cit., p. 211) et qui est à sa source. Bachelard, dans sa Poétique de l’espace, soutenait déjà en ce sens que “[l]’immensité du côté de l’intime est une intensité, une intensité d’être, l’intensité d’un être qui se développe dans une vaste perspective d’immensité intime” (Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2004, <Quadrige>, p. 176).
[13]Nicolas Xanthos, “De Zahir à Pégase : poétique de l’intériorité dans le cycle de Marie de Jean-Philippe Toussaint”, dans Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft (dir.), Narrations d’un nouveau siècle. Romans et récits français (2001-2010), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 136.
[14]En effet, c’est encore par les mains (nues) et le regard “intense” que Jean-Christophe de G. va pouvoir s’approcher de Zahir au terme de sa fuite, le calmer et (pour) le maîtriser (VSM 113) à l’aide de son écharpe. Ce geste, exécuté avec “maestria” (VSM 114), est rendu possible par la “sensation de chaleur et un sentiment d’apaisement et de calme après les minutes d’effarement de de terreur qu’il [Zahir] venait de vivre” (VSM 114) que lui communiquent les mains et le regard de l’homme d’affaires.
[15]François Jullien, op. cit., p. 46.
[16]Jullien ajoute : “Car parole et silence s’équivalent foncièrement touchant l’intime, l’intime résorbe leur différence” (François Jullien, op. cit., p. 236). Le texte illustre cet aspect par l’exemple suivant : “Côte à côte à la fenêtre, nous avons vécu là de merveilleux moments de complicité et de tendresse silencieuses” (VSM 41).
[17]On retrouve cet aspect dans La vérité sur Marie : “J’étais là, immobile sur le trottoir, quand je sentis l’onde immatérielle d’une présence” (VSM 44).
[18]Un certain nombre de menaces pèsent sur les protagonistes dans les différents récits : l’acide (FA 11, 21, 33-36, 47, 83, 87, 96, 137, 143-146) et le tremblement de terre (FA 14-15, 41-42, 71-72, 93-95, 117) dans Faire l’amour, le portable (F 12, 17, 41-42, 100) dans Fuir, l’arme de Jean-Christophe de G. ainsi que l’histoire de dopage au sujet de Zahir (VSM 20, 72-73, 77-78) dans La vérité sur Marie et l’incendie criminel dans Nue. Leur amour est donc entouré de menaces, dont la plus importante, qui plane sur l’intégralité du cycle, reste la mort (du papa de Marie, de Jean-Christophe de G., de Maurizio).
[19] Sans cesse nourrie par les deux êtres qui l’ont constituée.
[20] François Jullien, op. cit., p. 147.
[21] Voir Gaëtan Brulotte, Œuvres de chair. Figures du discours érotique, Paris/Québec, L’Harmattan/PUL, 1998, p. 438 et 446.
[22] Georges Bataille, L’érotisme, Paris, Minuit, 2011, <Reprise>, p. 19.
Aussi, dans la mystique, pour connaître l’extase il faut être nu, avoir quitté tout le matériel, avoir pu laisser derrière soi “toutes les statues d’or, d’airain ou de marbre” (Roger Bastide, Le sacré sauvage, Paris, Stock, 1997, p. 21). L’exigence de nudité est la condition sine qua non pour l’atteindre.
[23] Le rapport sexuel entre le narrateur et Marie relaté dans Faire l’amour s’apparente plus à un pugilat (est notamment évoquée “la terrible violence sous-jacente de cette étreinte” [FA 29]) et à de la masturbation améliorée qu’à un moment de complicité, de partage, doux et agréable. En effet, on peut même difficilement utiliser le terme rapport pour qualifier le rapprochement du narrateur avec Marie (ils n’échangent ni ne communiquent rien [FA 27]), qui se coupe de lui par le port des lunettes en soie lilas de la Japan Airlines (FA 26), “dans la recherche d’un plaisir exclusivement sexuel” (FA 26). Bien plus, Marie “restait comme en retrait de [leur] étreinte, à l’abandon à l’angle d’un cousin, les lèvres serrées, [...] seul son sexe semblait participer à [leur] éteinte” (FA 28), qui est agité par Marie de façon “âpre et hargneuse, [...] agressive” (FA 29). Tout “contact superflu” est évité et le narrateur “ne sentai[t] guère ses mains [de Marie] contre [s]on corps, ses bras s’enrouler autour de [s]es épaules” (FA 28). La jouissance est même “à conquérir” (FA 29). Ainsi, leur “bras-le-corps était devenu cette lutte de deux jouissances parallèles, non plus convergentes mais opposées, antagonistes, comme si nous nous disputions le plaisir au lieu de le partager” (FA 29). La main et le regard sont absents de leur désastreuse étreinte et, dès lors, l’amour aussi. L’étreinte se termine dès lors par les hurlements de Marie qui vocifère : “Tu me dégoûtes, répétait-elle, tu me dégoûtes” (FA 31).
[24] François Jullien, op. cit., p. 35.
[25] Il assure lui-même : “Il fallait que je rentre en Europe” (F 62).
[26] De même, lors de cette courte étreinte, alors que le narrateur glisse un doigt dans le sexe de Marie, c’est lui-même qui ressent dans son corps “un frisson de chaleur, d’humidité et de douceur” (VSM 60). L’émoi sensuel passe d’un corps à l’autre et se déclare ainsi le lien sensible qui les unit.
[27] François Jullien, op. cit., p. 102.
[28] Faire l’amour (2002) rentre dans le schéma de pensée qu’Olivier Bessard-Banquy a mis au jour dans son ouvrage publié en 2003. Ainsi, à l’époque, son observation était pertinente, mais la tétralogie a fait évoluer dans un sens différent le mouvement, l’inclination du premier roman.
[29] Olivier Bessard-Banquy, Le roman ludique. Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003, <Perspectives>, p. 64.
[30] Georges Bataille, op. cit., p. 17.
[31] Voir supra.
[32] L’importance des parenthèses qui sont, selon Patrick Rebollar, comme un “confessionnal” dans l’œuvre toussanctienne (Patrick Rebollar, “Mines de riens. Essai sur La télévision de Jean-Philippe Toussaint”, dans Mirko F. Schmidt (dir.), Entre parenthèses. Beiträge zum Werk von Jean-Philippe Toussaint, Paderborn, Vigilia, 2003, p. 111) et sur lesquelles Alice Richir a travaillé, témoignent également, au niveau formel, du surgissement de l’intime (Voir “L’intime entre parenthèses. Fonction du commentaire décroché dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint”, dans Poétique, n° 172, 4, 2012, p. 469-479).
[33] Voir François Jullien, op. cit.
[34] François Jullien, op. cit., p. 141.
[35] “Il venait de se passer quelque chose, personne ne savait quoi exactement, mais tout le monde en était conscient et s’était tourné vers Marie. Marie était immobile dans le canapé, la tête droite, le programme de la journée à la main, et des larmes, lentement, coulaient sous ses lunettes de soleil” (FA 95).
[36] “[...] [Bernard] me demanda de sa voix douce et chuchotante si j’avais ressenti le tremblement de terre de ce matin, paraît que ça a été une sacrée secousse à Tokyo, me dit-il en reposant la bouteille sur la table. Je ne répondis pas. Je cessai de manger, reposai ma fourchette sur la table. Je ne me sentais pas très bien. Brusquement, l’évocation du tremblement de terre m’avait fait remonter à l’esprit une bouffée d’émotions désordonnées, et, bien qu’il n’y eût vraiment rien d’indiscret dans la question de Bernard – cela avait été à peine une question, et pas même personnelle –, je sentis mes yeux se brouiller, et je m’excusai un instant, je me levai et sortis prendre l’air dans le jardin” (FA 117).
[37] FA 25-31 ; F 38-40, 153-155 et 170-171 ; VSM 57-60 et 205 ; N 167-170.
[38] Il semble ainsi refuser l’impératif de jouissance, propre à la société occidentale contemporaine, notamment théorisé par Charles Melman dans L’homme sans gravité. Jouir à tout prix (Paris, Denoël, 2002).
[39] François Jullien, op. cit., p. 203.
[40] Ainsi qu’ont pu le démontrer Olivier Bessard-Banquy (“Son objet destructeur [à la fléchette] rappelle l’action du temps à laquelle le narrateur ambitionne de se soustaire”, [op. cit., p. 59]) ou Christophe Meurée (“Temps de la résistance : résistance au temps”, dans L’esprit créateur, Anne-Marie Picard (dir.), Entre symptôme et pharmakon : penser “aujourd’hui” en France, 50, 3, automne 2010, p. 83), échapper au temps, suspendre le temps, constitue le motif toussanctien par excellence.
[41] Olivier Bessard-Banquy, op. cit., p. 73.
[42] Voir Gaëtan Brulotte, op. cit., p. 325-326 qui reprend l’idée développée par Alain Walter dans son Érotique du Japon classique.
[43] Pierre Piret, “Portrait de l’artiste en Oriental”, dans Laurent Demoulin et Pierre Piret (dirs), Textyles. Revue des lettres belges de langue française, n° 38 – Jean Philippe Toussaint, Le cri, 2010, p. 36.
[44] Sur ce point, voir notre mémoire de maîtrise notamment consacré à la tétralogie de Toussaint : Corentin Lahouste, Figurations du transcendant. L’acte sexuel comme absolu chez Marguerite Duras, Hervé Guibert et Jean-Philippe Toussaint, Université catholique de Louvain, juin 2015.
[45] François Jullien, op. cit., p. 73.
[46] Par ailleurs, si Marie représente la figure de l’amour, alors “faire l’amour”, c’est aussi “faire Marie”, construire sa figure. Le titre du premier roman du cycle représente (et annonce) par conséquent l’amorce de l’entreprise figurale à laquelle Toussaint s’est adonné durant onze ans.
[47] Véronique Rossignol, “Entretien avec Jean-Philippe Toussaint”, dans Que lire? (Magazine gratuit édité par Livres Hebdo), septembre 2013, p. 20.
[48] Ibid., p. 19.
[49]Marie Desplechin, “Je cherche une énergie romanesque pure”, Le Monde des livres, , (page consultée le 4 mars 2016). Le passage qui nous intéresse est le suivant: “Sans intrigue, sans personnages, qu’est-ce qui fait tenir un livre? Il lui faut une énergie intérieure. L’humour en était une. Désormais, je cherche une énergie romanesque pure” (nous soulignons).
[50] Jean-Philippe Toussaint, “Écrire, c’est fuir”: conversation à Canton entre Chen Tong et Jean-Philippe Toussaint, dans Fuir, op. cit., p. 180-181.
[51] Laurent Demoulin, “Dans le scriptorium de Jean-Philippe Toussaint”, dans Laurent Demoulin et Pierre Piret (dirs), op. cit., p. 130, nous soulignons.
2012 | Revue critique de fixxion française contemporaine | (ISSN 2033-7019) | Habillage: Ivan Arickx | Graphisme: Jeanne Monpeurt
Sauf indication contraire, textes et documents disponibles sur ce site sont protégés par un contrat Creative Commons