Hélène Frédérick, Étudier la culture du banquier. Propos recueillis par Julien Lefort-Favreau | ||
Hélène Frédérick est née au Québec en 1976. Elle est l’auteure de trois romans publiés chez Verticales en France et chez Héliotrope en Amérique du Nord: La poupée de Kokoschka (2010) Forêt contraire (2014), La nuit sauve (2019). Elle a également fait paraître un recueil de poésie, Plans sauvages (2016) à L’Oie de Cravan. Elle vit à Paris. | ||
1 | Julien Lefort-Favreau : Nous avons eu envie de vous parler, Hélène, parce que vos trois romans abordent de manière singulière la question du pouvoir, parce que celle-ci les traverse sans pour autant être assignable, sans jamais faire l’objet d’une dénonciation ou d’une critique explicite ou didactique. Le premier mot sur lequel j’aimerais vous lancer, pour aborder La poupée de Kokoschka, est “émancipation”. Cette idée est au cœur de votre travail, et permet, me semble-t-il, de nourrir la réflexion qui nous anime, Aurélie et moi, pour ce numéro sur les rapports entre fictions et pouvoir. | |
2 | Hélène Frédérick : Belle entrée en matière. Avant d’en venir à l’émancipation, je suis tentée de rebondir sur cette idée d’une dénonciation qui serait implicite plutôt que directe. Je n’ai pas vraiment réfléchi consciemment à ces questions, mais si ma critique n’est pas didactique, c’est sans doute que le premier “engagement” de l’artiste ou de l’écrivain doit se lire selon moi d’abord dans la forme qu’il a choisie – c’est-à-dire ici le travail sur le langage. Je pense que si la littérature peut être source de désordre (comme je l’espère !), c’est d’abord à travers ce qu’elle parvient à s’autoriser elle-même dans le langage. C’est par là qu’elle pourra convaincre un éventuel destinataire de sa singularité et ainsi de sa propre capacité à remettre en cause le “pouvoir”, et non en lui délivrant explicitement un message. N’être pas didactique, c’est aussi une façon de prendre de la hauteur face à ce pouvoir, mais sans regarder de haut le lecteur, sans lui dire ce qu’il doit penser. Cela nous emmène tout naturellement à la question de l’émancipation. Dans La poupée de Kokoschka, celle-ci tente de se faire dans l’écriture, à travers la description des tableaux, par exemple, où l’on assiste à un renversement : le modèle, en apparence fixe, figé par le regard du peintre, se met en mouvement, il prend la parole. Et l’émancipation se trouve en quelque sorte dédoublée dans l’histoire racontée, où il y a un autre renversement. Hermine, la narratrice, gâche volontairement la poupée, car par ce sabotage, au lieu de répondre à la demande du peintre, elle se l’approprie, elle s’empare en quelque sorte du pouvoir, ou du moins elle refuse de se soumettre au désir du peintre, symbole de domination. Par ailleurs, je pense que l’écriture vient chez moi d’une émancipation perçue comme impossible, en lien avec mes origines. Elle naît du refus de cet impossible. La création n’est envisageable que sous cette tension. Écriture rime ainsi avec sacrilège. | |
3 | JLF : Cette émancipation dans l’art et par l’art se superpose, dans La poupée de Kokoschka, à un autre renversement, politique celui-là, soit la Révolution allemande de 1918. L’émancipation politique n’est certes pas au centre de ce livre; elle constitue néanmoins plus qu’une toile de toile de fond… | |
4 | HF : Oui, une énième révolution manquée, si on se place du point de vue de la ligue spartakiste. J’ai découvert tout cela un peu par hasard… Je ne voulais évidemment pas écrire un roman historique, mais pour parvenir à rejoindre le lecteur, je tenais à rendre le récit de la narratrice crédible et pour cela lui donner une voix juste. Puisque le point de départ du roman était une “histoire vraie” s’étant déroulée au cours des années 1918-1919, à Munich, j’ai entrepris de lire non pas des essais historiques mais énormément de récits intimistes de l’époque qui pourraient me fournir des voix singulières : livres d’écrivains ou d’artistes, des journaux, des romans. Pour comprendre cette période et surtout tenter d’en restituer l’ambiance. J’ai ainsi découvert cette toile de fond politique extrêmement riche – puisque c’est elle, en quelque sorte, qui a mené à la montée du fascisme – et ai été littéralement happée par elle. J’ai découvert Rosa Luxemburg, Franz Jung, Karl Kraus, Brecht, Döblin, la bohème du quartier munichois de Schwabing… Je n’ai pas voulu me priver de cette richesse, mais l’utiliser seulement par petites touches. Admettons que la narratrice, une costumière munichoise, juive et célibataire de 30 ans, ne pouvait pas ne pas avoir connu ou approché cela. Mais elle a privilégié le rôle d’observatrice de la grande histoire… Sans doute y a-t-il un rapprochement à faire entre cette émancipation ou ce désordre (la fin de l’Empire, la formation d’une République des conseils, l’éternelle division de la gauche, la révolte spartakiste…) et l’émancipation de la narratrice, mais s’il existe un lien, il est involontaire. Il s’est imposé de lui-même. | |
5 | JLF : Dans Forêt contraire, la question du pouvoir me semble se poser en des termes différents. J’ai lu ce roman comme une série de “conflits de codes”, suivant l’expression du critique et théoricien québécois André Belleau[1]. La première opposition structurant le roman, peut-être la plus apparente d’ailleurs, c’est le conflit entre l’Amérique et l’Europe. La narratrice revient au Québec, après un exil parisien. Même cloîtrée dans la forêt, la narratrice est hantée par mémoire de l’Europe, comme un spectre prenant la forme de Lukas Bauer. | |
6 | HF : Oui, plusieurs conflits sont mis en scène dans ce texte. On peut d’ailleurs en voir le signe dans le titre que j’ai choisi. Il y a peut-être d’abord le conflit intérieur d’une identité en mouvement, l’identité de la narratrice, un déchirement que le changement de territoire (Amérique vs Europe) vient accentuer. La narratrice croit fuir ses dettes en rentrant pour un temps chez elle mais se retrouve confrontée à un fantôme du passé. Vous parlez de mémoire de l’Europe, et le personnage de Lukas Bauer, que la narratrice rencontre à travers le livre qu’il a écrit (intitulé Les liens), est justement hanté par son passé européen. D’autre part, un homme, André, veut aider la narratrice en lui offrant de lui construire un abri qui serait rien qu’à elle, mais accepter cette aide serait pour elle une autre manière d’alourdir sa dette. Elle la ressent comme une emprise, un pouvoir que l’on aurait sur elle et dont elle souhaite plutôt s’affranchir. Derrière ce livre, il y a aussi une lutte entre deux voix, celle de l’origine et celle du présent : une langue française d’Amérique, et une autre, plus européenne. Au fond, je cherchais un endroit où il serait possible de résoudre ces “contraires”. Ce lieu, bien sûr, c’est le récit lui-même, c’est la littérature, la fiction : le masque que porte la narratrice pour jouer une rencontre qui n’a pas eu lieu. Un territoire créé avec et malgré les codes, pour revenir à André Belleau. | |
7 | JLF : La question de la dette, dans Forêt contraire, est en effet très riche. J’aimerais qu’on s’y arrête un peu plus longuement. Il va sans dire que nombreux et nombreuses sont ceux, dans le champ des sciences humaines, qui cherchent à comprendre comment l’économie de la dette structure l’ensemble des relations de pouvoir. Maurizzio Lazzarato dans La fabrique de l’homme endetté en fait même un paradigme de la condition néolibérale[2]. C’est aussi une question qui travaille en profondeur la psychanalyse. Mais il me semble qu’il y a peu de fictions de la dette, à tout le moins hors des récits de filiation. La narratrice de Forêt contraire est d’ailleurs aux prises avec une dette originelle à l’endroit d’André : c’est lui qui la baptise, acte de langage performatif parmi tous. Ceci est ton nom! | |
8 | HF : Il y a là un paradoxe qui m’intéresse : au fond, demander à l’autre de vous baptiser ou prendre le nom qu’on vous attribue est une manière de reconnaître que l’on ne peut exister que partiellement pour l’autre, ou que l’on n’est qu’un prisme dont l’autre ne peut saisir toutes les facettes. Autrement dit, la narratrice prend acte d’une impossible adéquation ou de l’impossible fusion entre elle et l’autre, et voit dans cette finitude ou dans cette frontière quelque chose de libérateur. Il n’y a pas de rencontre possible sans la différence, la frontière de l’altérité. Et c’est aussi une manière de reconnaître qu’on ne choisit pas son nom. Vous l’avez reçu en héritage, il est une partie de votre histoire, mais il ne vous résume pas et ne vous représente que partiellement. Il faut pouvoir s’en affranchir si nécessaire, par exemple par la littérature ! Quant à la dette, je ne sais pas pour la fiction proprement dite, mais je pense qu’elle est présente depuis longtemps dans les textes. Rabelais a écrit un éloge des dettes. On la trouve aussi chez Balzac. On pourrait même la rapprocher du mythe de Faust. Chose certaine, elle comporte elle aussi une contradiction qui m’intéresse et qu’a si bien explorée l’anthropologue David Graeber : la dette repose sur un postulat d’égalité totalement illusoire. Lorsque, par un échange, la dette est remboursée, annulée, la balance retrouve son équilibre, mais c’est dès lors la fin d’une relation. Ce qui est intéressant, c’est la tension qui précède la fin de cette relation, c’est ce qui se passe dans l’entre-deux – je l’appellerais le délai – que la dette permet. | |
9 | JLF : Je cite Forêt contraire : “Ici le décor du théâtre est tout autre […] Je pense aux hommes et aux femmes exigus, tiens, aux obtus, aux sans-angles, aux œillères, aux gens lisses, aux fantômes, aux absents dont il est difficile de se défaire parce qu’ils ont pris les contours impalpables d’un nuage, les vaporeux, donc, ceux qui n’offrent aucune prise. Mieux vaudrait peut-être, à l’heure actuelle, étudier la culture du banquier, comme Richard Hoggart avait appréhendé celle du pauvre, examiner à la loupe le quotidien des traders à la façon du frère Marie-Victorin s’inclinant sur les prés pour comprendre la vigueur du chiendent. On devrait s’exercer à parler du présent au passé, du passé au présent, pour changer d’angle, incliner d’un côté, de l’autre, le prisme des possibilités, le rendre erratique. Voir ce qui arriverait dans un pareil brouillage des mondes. Un tremblement de terre, c’est sûr, voire une éruption volcanique”[3]. Ce passage, d’une grande complexité, montre bien, d’abord que la narratrice ne doit pas seulement se plier aux dettes symboliques, mais aussi aux dettes réelles. Elle est exclue de la “culture du banquier”, et c’est aussi ce qui lui confère sa position liminaire. André nomme la narratrice, et cette “nouvelle” Sophie a à son tour le fantasme de nommer le monde. Mais nommer le monde selon ses termes, ce serait une révolution au sens strict : nommer le présent au passé, le passé au présent. | |
10 | HF : Oui, Sophie s’étonne (comme moi !) de notre ignorance à l’égard de cette grande force de domination : l’univers de la finance, source d’inégalités par excellence, qui a depuis un moment déjà la mainmise sur le politique. La narratrice voudrait percer cette chose opaque que rien ne semble pouvoir atteindre et encore moins abolir : ce serait selon elle s’en prendre au véritable ennemi. Notre monde obsédé par la performance, la vitesse de réaction – on le voit sur les réseaux sociaux – et d’exécution, ce monde et ses rouages, favorisant le résultat immédiat à tout prix plutôt que la réflexion, nous privent de nos facultés de compréhension et par le fait même de notre capacité à imaginer des solutions. Violence invisible, l’obsession du rendement fait beaucoup de victimes et dans tous les domaines. Or le doute – préalable à toute révolution ? – exige la lenteur et de supporter une dose d’inconfort. Et Sophie se demande si la clé ne se trouverait pas dans un renversement du temps. Enrayer le mécanisme : nommer le monde autrement pour se voir autrement, nommer le présent au passé, le passé au présent, pour changer de perspective. Comme on mettrait fin aux crispations identitaires en se glissant dans la peau de l’autre – un vieux principe oublié – pour mieux le comprendre. L’art le permet, à condition qu’il puisse s’épanouir à l’abri des exigences de rendement. Mais je m’éloigne ici du sujet… Tout ceci est posé dans le livre plutôt implicitement, je l’espère, et sous forme de question, sans prétendre à une quelconque vérité. | |
11 | JLF : En fait, vous ne vous éloignez pas du tout! Dans Forêt contraire, il y a aussi une tension – irrésolue – entre (au moins) trois postures de résistance face aux forces externes qui nous assujettissent : une posture de refus à la Bartleby, une posture de fuite à la Thoreau, mais aussi, la possibilité d’une radicalité politique se rendant jusqu’au terrorisme. Il me semble que le roman force le lecteur à se demander quelle serait la bonne manière de fuir la dette et le “totalitarisme marchand”… | |
12 | HF : Heureuse de voir Bartleby apparaître dans notre conversation ! La narratrice refuse en effet de se voir résumée à une donnée chiffrée… Elle commence probablement à comprendre – mais rien n’est sûr ! je ne détiens pas la vérité sur ce que j’écris – que ce refus peut la sauver et qu’il existe des voies de sortie pour peu qu’on s’intéresse à l’infiniment petit, à ce qui ne fait pas de bruit, à ce qui se trouve en marge, à la seule condition de s’y autoriser. Elle découvre que certaines plantes poussent mieux dans les failles et dans des endroits improbables que dans un vaste terreau bien gras et fertile. Elle aurait voulu que l’école lui apprenne l’existence de ces chemins de traverse. Elle tente de fuir certaines injonctions et cherche sans doute, c’est juste, quelle posture adopter. Ne sachant faire un choix, elle embrasse tout ! même l’acte incendiaire. Comme je le formulais plus tôt, j’espère toutefois ne pas forcer le lecteur aux mêmes constats ni à la même radicalité. Involontairement, le pacte de lecture est sans doute exigeant – l’idée d’échange et d’adresse à l’autre est primordiale, je n’écris pas “pour moi” mais pour rejoindre l’autre, je cherche avant tout un partage sensible –, mais s’il l’est, c’est à la mesure de la force d’impact de ce totalitarisme que vous évoquez, à la mesure de la sensibilité du personnage à ce qui l’entoure. | |
13 | JLF : “Il ne se passe rien et la face du monde est changée.” L’exergue de Forêt contraire est attribué à un mystérieux R.D., sous lequel on reconnaît les traits du non moins mystérieux Réjean Ducharme. Il me semble que Ducharme est un écrivain particulièrement intéressant en ce qui a trait aux rapports entre fictions et pouvoirs. Michel Biron, de l’Université McGill, dans son grand essai L’absence du maître, qualifie la littérature québécoise de liminaire. En nouant un dialogue avec les thèses de Jacques Dubois sur l’institution littéraire, Biron propose en effet l’idée d’une littérature québécoise dans laquelle “il ne s’agit plus de s’élever socialement, mais d’étendre la zone de proximité”[4] ; il parle d’un “monde carnavalesque par défaut, un monde qui ne s’élabore pas contre la structure, mais dans l’absence de structure” (Ibid.), un champ dans lequel “la domination esthétique est ambiguë, car elle ne s’accompagne que d’un pouvoir de consécration relatif”[5]. Si ses considérations sont institutionnelles, elles sont aussi liées à l’imaginaire, à l’écriture même. Pour lui, Réjean Ducharme est l’écrivain liminaire par excellence : ses personnages sont toujours en marge, narquois et diablement intelligents devant le pouvoir parce qu’ils n’ont aucun désir de le détenir, figurants dans leur propre vie et dans la société. Sophie est-elle ducharmienne? | |
14 | HF : La pensée de Biron sur ces questions est très intéressante. “Sans héritage et sans possession, nous sommes condamnés à l’invention”, a écrit Jacques Brault. L’absence de structure ou de maître, tout en révélant une solitude et du même coup un besoin de proximité, ouvre un formidable espace de liberté. C’est un territoire précieux et c’est l’héritage que la littérature québécoise, pas si orpheline, s’est fabriqué. Et je dirais que Sophie est ducharmienne, oui, et non. Comme les autres narratrices et narrateurs de mes récits, elle est en marge sans l’être tout à fait. Je dirais qu’elle revendique la position liminaire tout en étant par ailleurs forcée d’être dans l’arène. Seulement, et c’est heureux, elle découvre que la lutte ne se joue pas forcément là où on le croit. C’est un peu ce qu’affirme à mes yeux l’exergue que vous citez, tiré de Gros mots (livre ultime et mal aimé de Ducharme). C’est un éloge de l’ombre. Il souligne que l’essentiel n’est pas ce qui est en apparence criant mais que les choses se passent ailleurs, et ce faisant, pour moi, il affirme le pouvoir de la négativité. Sophie privilégie le rôle d’observatrice, certes, et s’inscrit contre toute idée de hiérarchie, puisque fondée sur des principes artificiels. Elle refuse un “mauvais” pouvoir, situé sur le terrain des valeurs. Cependant, même dépouillée de ses illusions comme n’importe qui peut l’être à 28 ans, elle refuse de se voir dépossédée du pouvoir de renverser les choses, d’enrayer le mécanisme. Elle voudrait en un sens que la marge – l’individu problématique, le faible, l’opprimé, la marge synonyme de singularité – gruge et s’approprie davantage le terrain trop vaste qu’occupe la norme. Elle voudrait que la marge s’émancipe. L’œuvre de Ducharme étant immense, il m’est impossible de faire ici une comparaison, mais disons que si l’action, dans mes récits, se situe beaucoup à l’intérieur des personnages comme chez Ducharme, elle tente de se déployer aussi dans le récit lui-même. Mon écriture est sans doute de ce fait moins radicale, ou moins “en rupture de fiction”, pour reprendre la belle expression de Michel Biron. Elle cherche plutôt à réaffirmer le pouvoir (ou l’espace de liberté) de la fiction face à une réalité de plus en plus oppressante, face aussi à une littérature qui choisit si souvent, par les temps qui courent, de coller au réel. Au fond, devant le dilemme “en être” / “n’en être pas”, que je mets aussi en scène dans La nuit sauve, mon écriture trouve sa place sur le seuil. Lieu de tensions, à l’image de ma propre position. | |
15 | JLF : Arrivons-en à La nuit sauve, justement. Il m’a semblé que le pouvoir avait besoin, dans vos deux premiers romans, d’une médiation pour être “résolu”, mis à l’épreuve. Dans La poupée de Kokoschka, la poupée est un catalyseur, alors que dans Forêt contraire, le jeu de masques entre Sophie et André est une scène de théâtre où il devient enfin possible d’être “neutre” pour dénouer le passé. Dans La nuit sauve, il n’y a rien de tel. La narration, par contre, fait entrer en choc des langages différents, des points de vue adverses. | |
16 | HF : Il n’y a rien de tel ou alors le livre lui-même est une entreprise de dénouement. Je m’appuie sur un événement dramatique, surtout sur ses zones d’ombre, pour l’interpréter librement depuis trois (ou quatre ?) points de vue imaginaires. Je fais d’une nuit de mon enfance un territoire où des personnages rejouent des tensions vécues à l’adolescence. Il s’agit, là encore, d’une mise en scène de théâtre, où je revisite mes origines, où j’explore aussi une certaine violence si éloignée, en apparence, du monde dans lequel j’évolue aujourd’hui. En me replongeant dans cet univers, je n’étais pas du tout certaine de pouvoir faire un matériau d’un pareil dénuement. Puis les souvenirs ont fait surgir des personnages et des images, des sensations, et j’ai compris que le décor, la vallée nue où j’ai grandi, pouvait devenir un formidable écran sur lequel projeter mes questionnements. Ma position d’observatrice, car je n’ai jamais été actrice de cette nuit-là et n’ai jamais subi que les petites cruautés ordinaires de l’adolescence, pouvait donner des fruits. Tout cela m’a permis de transformer une fin dramatique – le geste suicidaire du personnage problématique – en fantasme de désertion et d’émancipation. Il me fallait faire ce saut en arrière dans l’adolescence et au cœur de mes origines avant de passer à la suite… retourner à cette mystérieuse énergie. J’ai voulu multiplier les voix pour que la nuit se déploie, mais je ne crois pas que les points de vue soient si opposés. On découvre que le personnage de Mathieu à première vue très lisse est en réalité très troublé. Seulement il est incapable d’affronter la part sombre de lui-même. Fred, pourtant victime d’une société qui déjà ne pardonne pas la différence, est en réalité le plus fort, au sens où il est celui qui porte en lui le plus de richesses. Et le duo féminin est très énergique, mais à la condition d’être un duo. | |
17 | JLF : Ce qui nous a d’abord poussés à vous interroger dans le cadre de notre dossier, c’est le plaidoyer en actes pour la fiction que constitue votre œuvre. Il est évident, lorsque l’on observe la production contemporaine, que la question du pouvoir est omniprésente dans nombre de récits et fictions autobiographiques. La revue FiXXIon a d’ailleurs fait l’an dernier un dossier sur les littératures de terrain. Les sciences sociales et la littérature contemporaine semblent partager de nombreux objets d’investigation, voire des méthodes de narration. Mais votre œuvre nous semble se situer sur un tout autre plan : c’est la fiction elle-même qui devient un outil de contestation des dominations. | |
18 | HF : La pureté des genres n’existe pas, et cette porosité entre la littérature et les sciences sociales me paraît très intéressante : la littérature comme mode d’investigation, ou la présence d’un “je” dans le travail de l’historien, par exemple. Les écrivains qui parviennent avec justesse à mêler l’intime ou le sensible à la réflexion philosophique, historique ou politique sont pour moi des modèles (je pense à Benjamin). Et il y a l’importance actuellement d’une prise de parole par des instances opprimées qui ont été trop longtemps réduites au silence et, en ce sens, une littérature de terrain s’impose. Mais la fiction qui cherche à tout prix à coller au réel – à ce qui est actuel – a quelque chose d’inquiétant… parce qu’elle me paraît se priver de sa plus grande force : son potentiel subversif ou potentiel de renversement. Réagir à l’actualité ? pourquoi pas, mais à condition de la sublimer. Sinon il y a le danger de produire une littérature aussi éphémère que ce qu’elle commente et ainsi dominée par ce qu’elle commente ; le danger d’offrir une fiction dont les commentateurs pourront certes facilement s’emparer, car formatée pour eux. Or le formatage dans le domaine de la création – peut-être le seul lieu où il est encore possible de prendre de la distance et d’échapper à la normalisation, justement, où l’on peut refuser d’être de ces “héros d’élevage fabriqués pour se soumettre”, pour citer Annie Le Brun – est un non-sens. Pour rejoindre l’autre il faut s’éloigner du nombre et sortir de ce cercle. Il faut choisir la prise de risque poétique, même tremblante, même chuchotée, quitte à se vautrer. Parions que, à la condition d’être sincère, elle est davantage porteuse de révolution qu’un plaidoyer sans relief. Je ne sais pas si mon travail est le reflet de ce désir mais il est en tout cas porté par ce désir. | |
Julien Lefort-Favreau Hélène Frédérick | ||
Notes
[1]André Belleau, “Le conflit des codes dans l’institution littéraire québécoise”, Liberté, n° 23, 1981, p. 15-20.
[2]Maurizzio Lazzarato, La fabrique de l’homme endetté, Paris, Amsterdam, 2011.
[3]Hélène Frédérick, Forêt contraire, Paris, Verticales, 2014, p. 21-22.
[4]Michel Biron, L’absence du maître, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2000, <Socius>, p. 13.
[5]Ibid., p. 15.
2012 | Revue critique de fixxion française contemporaine | (ISSN 2033-7019) | Habillage: Ivan Arickx | Graphisme: Jeanne Monpeurt
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